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Critique de Nastasia-B


Aujourd'hui, je prends le risque — et ce n'est pas si fréquent —, je prends le risque, disais-je, de m'en venir vous parler d'une toute fraîche nouveauté, d'un colis posé encore tout fumant sur les étals et sur lequel personne, à ma connaissance, n'a encore levé le voile. C'est courageux, vous noterez…

C'est encore un peu tôt puisque nul n'en a, à ce jour, beaucoup entendu parler, mais je me hasarde à prédire à cette tragi-comédie en cinq actes un petit succès temporaire, une gloire éphémère voire une mode provisoire, le temps de quelques soirs. Il se pourrait même trouver des gens, une ou deux par ci par là, pour venir la voir et l'applaudir hors de nos frontières, mais là je m'avance sans doute un peu trop.

Trêve de plaisanterie, c'est sérieux la critique, passons vite à la pièce. Car s'il est un chef-d'oeuvre en ce monde, si ce mot n'est pas totalement vide de sens, s'il recouvre bien une réalité discernable, à quelle oeuvre mieux qu'à celle-ci s'appliquerait-il davantage ?

Le Cid, le fantastique Cid. Tu es mon élu, Cid, je reste collée à toi comme à une glu, Cid, je ne suis plus moi depuis que je t'ai lu, Cid, à chacun de mes pas tu me suis, Cid. Oui, le Cid ou la quintessence de la traduction. Car on peut disserter sans limite sur les mille et une façons de traduire ou de ne pas traduire telle ou telle oeuvre du domaine étranger. En l'occurrence ici, comment traduire en français une pièce en vers du siècle d'or espagnol ?

Et voilà qu'intervient le génie de Pierre Corneille car, mieux que traduire, il y a transcrire. Et c'est ce qu'a réussi avec succès Molière avec son Dom Juan, transcrit de Tirso de Molina ; Jean Racine avec ses Plaideurs, transcrit d'Aristophane ou, plus récemment, Antonin Artaud avec le Moine, transcrit de Lewis ou encore Les Possédés d'Albert Camus, transcrit de Dostoïevski.

À l'heure actuelle, les auteurs n'osent plus trop ; on veut des traductions qui collent parfaitement (comme si c'était possible !) à la matrice dont elles sont issues, et l'on est déçu, fatalement, car c'est une gageure ; alors on critique le traducteur ou l'on souligne l'incomparable valeur de l'original face à l'oeuvre traduite.

C'est une tendance actuelle mais qui évoluera peut-être, du moins l'espère-je. (C'est joli, n'est-ce pas, ce pied d'espère-je que je laisse pousser comme une mauvaise herbe au milieu de mes phrases, vous ne trouvez pas ?) On sait aussi qu'on a, depuis quelques années, quasiment laissé tomber la VF dans le cinéma ou les séries télévisées, alors même que c'était la VF de qualité qui pouvait transcender des films ou des séries pas nécessairement géniaux par ailleurs. (Je pense notamment à Starsky et Hutch, Amicalement Vôtre ou même Goldorak dont la VF est considérée comme très supérieure à la VO.)

Eh bien dans ce registre de la transcription, le maître incontesté, celui qui a laissé à jamais sa patte, c'est indéniablement le Cid de Corneille, transcrit de Guillén de Castro.

L'original, malheureusement et incompréhensiblement trop peu connu, était déjà très bon. Mais la transcription française de Pierre Corneille est un pur joyau, l'un des plus hauts degrés jamais atteints par un texte en français, une langue d'une beauté, d'une musique et d'un rythme à tomber en pâmoison. La seule chose d'ailleurs que j'aurais à lui reprocher, c'est justement de trop souvent omettre de préciser qu'elle est une transcription de l'espagnol et non une création originale depuis la page blanche.

Permettez-moi de revenir quelques instants sur les origines espagnoles de ce chef-d'oeuvre. Guillén de Castro y Bellvis écrit entre 1605 et 1615 Las Mocedades del Cid, littéralement La Jeunesse du Cid, une pièce à caractère autant historique que légendaire à propos du personnage réel de Rodrigo Díaz de Vivar. Celui-ci a réellement existé au XIème siècle et il est une figure importante du Moyen Âge espagnol, notamment de la Reconquista. Ce surnom de « cid », altération de l'arabe « seyid » et signifiant seigneur lui fut attribué par les Maures eux-mêmes suite à de nombreuses défaites qu'il leur infligea. Cette pièce était normalement suivie d'une seconde, intitulée Las Hazañas del Cid qu'on traduirait en français comme Les Exploits du Cid.

La première pièce de Guillén de Castro est particulièrement réussie et figure en bonne place dans cet ensemble que l'on nomme " le Siècle D'Or " espagnol et je comprends aisément qu'elle ait très favorablement impressionné l'ami Pierre Corneille, car j'avoue que moi-même, quand je l'ai lue, j'y ai pris grand plaisir. Même certaines figures de style du texte francophone, passées depuis lors à la postérité telle la fameuse litote : « Va, je ne te hais point. » ou des chiasmes savoureux sont eux aussi déjà présents dans le texte initial.

Donc, la tâche était difficile pour se hisser à la hauteur d'une telle dramaturgie, d'un tel texte de base. Mais c'est pourtant ce qui a dû galvaniser notre noir volatile normand car jamais je crois, il n'a atteint lui-même un tel niveau de perfection stylistique. On ne compte plus les vers ou les tirades qui ont désormais quasiment valeur de proverbes. Permettez-moi juste de vous en citer quelques uns :

Vers 434 : À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.

Vers 406 : La valeur n'attend point le nombre des années.

Vers 236 : Ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie !

Vers 81 : L'amour est un tyran qui n'épargne personne.

Vers 393 : Qui ne craint point la mort ne craint point les menaces.

Vers 410 : Et pour leurs coups d'essai veulent des coups de maître.

Vers 963 : Va, je ne te hais point.

Vers 290 : Va, cours, vole, et nous venge.

Etc., etc., etc.

Maintenant examinons quelle en est l'intrigue. C'est l'archétype du choix dit " cornélien" mais qui en fait, comme je viens de vous le dire, n'a rien de Corneille mais fut livré tel quel par de Castro y Bellvis mais dont l'auteur a perçu la richesse et qu'il resservira, entre autre, dès sa tragédie suivante, Horace.

Don Rodrigue aime Chimène et Chimène aime Don Rodrigue. Jusqu'ici tout va bien. Don Rodrigue est le fils de l'illustre Don Diègue, un vaillant guerrier qui a beaucoup fait pour le roi de Castille, du temps de sa jeunesse mais qui commence à accuser quelque peu le poids des ans. Chimène quant à elle est la fille de l'actuel plus grand guerrier du royaume, un certain Comte de Gormas, comparable par sa fougue et sa vaillance au vénérable Don Diègue mais dans la force de l'âge, pour sa part.

Et ces deux hommes, d'accords sur le principe du mariage de leur progéniture respective, sont pourtant si bouffis d'orgueil l'un et l'autre que lorsque Don Diègue reçoit un privilège du roi, le Comte s'en offusque car il considère que c'est lui qui mérite cet honneur, un peu à la manière d'Ajax qui devint fou de voir les armes d'Achille attribuées à Ulysse plutôt qu'à lui après tout ce qu'il avait fait lors du siège de Troie.

Si bien que le Comte de Gormas donne une claque à Don Diègue, pour bien lui signifier son mépris. le vieux soldat aimerait bien dégainer son épée mais il n'a plus la force de soutenir un combat face au géant lion de Gormas. Son honneur est meurtri comme jamais, c'est la honte, c'est la mort que seul un juste châtiment peut laver.

C'est donc à son fils, Don Rodrigue qu'il demande de laver l'affront fait à son grand âge et à sa valeur d'autrefois. Rodrigue, la mort dans l'âme, car il sait ce qu'il lui en coûtera, accepte de défier l'ombrageux guerrier père de Chimène. Et contre toute attente, c'est lui qui terrasse le plus grand guerrier du roi de sorte que l'honneur de son père est rétabli mais, du même coup, il voit son amour lui filer entre les doigts.

En effet, comment Chimène pourrait-elle aimer et épouser celui qui a transpercé le coeur de son père ? Mais en même temps, se venger de lui, c'est tuer son véritable amour. Faut-il ajouter une mort atroce sur une mort horrible ? Dans un cas comme dans l'autre, elle y perd quelque chose, soit l'honneur, soit l'amour, soit les deux. Chimène sera-t-elle comme le Héron jamais satisfait De La Fontaine ? Que choisir ? (ou 60 millions de Lecteurs consommateurs)...

Outre la merveille de l'écriture, outre la valeur de l'intrigue, outre le cachet d'une époque, outre tout ce qui fait de cette pièce un vibrant chef-d'oeuvre, permettez-moi encore d'aborder deux autres points qui font écho au théâtre espagnol de ce fameux siècle d'or.

En effet, le Cid, c'est aussi une réflexion sur la tragédie de l'âge. On se doute que Don Diègue, lui qui fut si fort, lui qui fut si grand est humilié de ne pouvoir répondre seul aux fanfaronnades du Comte. Être obligé d'aller quémander l'aide de vos enfants parce que votre bras tremble et que vos jambes sont débiles, comme c'est dégradant.

C'est pourtant la tragédie ordinaire que vivent nombre de personnes âgées qui se découvrent un jour, l'ombre d'elles-mêmes. Souvent, elles n'ont pas trop vu cela venir, car cela s'est fait très progressivement, mais un jour on prend conscience, et ce jour-là on pleure. Ce thème fut repris par Tirso de Molina dans son célèbre Abuseur de Séville avec le personnage du Commandeur trucidé par Don Juan dont il ne respecte pas même le tombeau.

Enfin, je voudrais en terminer en évoquant un personnage délicieusement ambigu, à savoir, l'infante Doña Urraque, secrètement folle amoureuse de Rodrigue et donc jalouse de Chimène. On se dit qu'elle est capable de faire capoter le mariage, non pas pour elle-même, puisque son statut lui interdit une union avec quelqu'un d'aussi modestement élevé socialement que Rodrigue, mais juste pour ne pas qu'une autre puisse jouir du loisir de partager la vie de celui qu'elle aime.

C'est exactement le thème d'une pièce tout à fait contemporaine de L'Enfance du Cid, intitulée le Chien du Jardinier de Lope de Vega. Lequel chien du jardinier, comme dit la fable d'Ésope, « ne mange pas de chou et ne permet pas qu'on en mange »... Mais je m'aperçois que cet avis est déjà beaucoup plus long que je ne l'avais déCIDé, il a poussé mieux qu'une mauvaise herbe sans herbiCID alors que manifestement, il ne signifie pas grand-chose face à ce texte géant que rien n'oxCID.

P. S. : le fameux vers 434 (À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.) est très vraisemblablement lui aussi un emprunt, à Sénèque cette fois, qui dans son de Providentia avait fait dire à un gladiateur fâché d'avoir à combattre trop faible partie : « Eum sine gloria vinci qui sine periculo vincitur. » Preuve encore, s'il en était besoin, du remarquable talent de transcripteur de Pierre Corneille.
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