La Passagère du Saint-Louis est un roman tragique et bouleversant. L'histoire d'Hannah m'a beaucoup touchée, ainsi que celle de son homonyme américaine et contemporaine, Anna.
Deux petites filles de douze ans que soixante-quinze années séparent. Soixante-quinze ans de souffrance pour l'une, seulement douze pour l'autre, s'il est possible de s'exprimer ainsi.
Hannah avait douze ans en 1939, Anna en 2014. Deux petites filles qui souffrent pour des raisons différentes et dont la route va se croiser. Quel est ce lien qui unit leurs destins tourmentés ? J'ai deviné la réponse au fil des pages de ce roman qui m'a captivée et émue tant l'histoire racontée est poignante.
J'ai découvert
La Passagère du Saint-Louis grâce à une critique émouvante de mon ami babeliote Kielosa. Je m'attendais donc à une histoire forte mais j'ai été touchée par ce roman au-delà de ce que j'imaginais en le commençant.
Je ne connaissais pas la tragédie des passagers du Saint-Louis et de leur capitaine Gustav Schröder. Passionnée d'Histoire mondiale récente, j'ai eu envie de lire ce livre qui la fait sortir de l'oubli. La honte qui pèse sur les pays concernés (Cuba, les États-Unis et le Canada) explique peut-être ce silence, de même que le désir de ne plus en parler des survivants afin de pouvoir avancer, tenter de tourner la page.
En novembre 1938, après « la nuit de cristal », où les commerces juifs sont attaqués et les citoyens allemands de confession juive battus, arrêtés voire tués, les parents d'Hannah comprennent que l'heure est grave, leur vie est menacée, ils sont indésirables, désignés comme de la vermine, il faut tenter de fuir et acheter des capsules de cyanure, au cas où… pour mourir avec dignité, ne pas laisser le bourreau vous déshumaniser, choisir, affirmer son ultime liberté face à la cruauté de certains êtres humains qui ont pris le pouvoir et érigent de nouvelles lois...
Hannah, du haut de ses douze ans, perçoit les nazis au gouvernement comme des « Ogres », c'est ainsi qu'elle les nomme. du plus profond de son coeur, elle désire vivre une vie normale mais devine que ce n'est pas possible, qu'elle n'a pas le choix.
Armando Lucas Correa n'a pas choisi cet âge au hasard. Douze ans, c'est l'âge où l'on est encore enfant tout en comprenant les horreurs et les abjections du monde des adultes, l'infâme marchandage dont ses parents sont les victimes. S'ils avaient été pauvres, les Ogres les auraient tués tout de suite mais ils ont un appartement, des immeubles etc. S'ils cèdent leurs biens, peut-être auront-ils la vie sauve, ils ont en tout cas le droit d'embarquer sur le Saint-Louis, censé les amener à Cuba. Ils doivent payer aussi le prix du billet retour, alors qu'ils ne sont pas censés revenir…
Tant d'ignominie soulève le coeur ! Que Cuba, les États-Unis et le Canada aient fermé la porte à ces désespérés, promis à une mort certaine, qui erraient dans l'Océan Atlantique, avec pour seule protection le capitaine du navire, ne les honore pas.
Il aura fallu attendre 2009 aux États-Unis et 2011 au Canada pour que cette tragédie honteuse sorte de l'ombre. La Grande-Bretagne, la Belgique et la France avaient finalement accueilli ces exilés politiques. Ceux qui ont débarqué en France ont été raflés et déportés le 16 juillet 1942, lors de la rafle du Vel' d'Hiv', organisée par la gendarmerie française en collaboration avec les autorités allemandes nazies de l'Occupation.
« Tant pis si tout ce que nous avons souffert est oublié. Ça ne m'intéresse pas de me souvenir », dit Hannah. Cette phrase résume assez bien la douleur des survivants et la réponse à la louable proposition du Secrétaire d'État américain, en 2012, qui les invita dans ses bureaux afin qu'ils puissent raconter leur histoire.
Armando Lucas Correa, journaliste et écrivain cubain qui vit à Manhattan, dédie ce roman à ses trois enfants et à deux passagers du Saint-Louis qui avaient l'âge de ses enfants lorsqu'ils ont embarqué dans le port de Hambourg en 1939: Judith Köppel Steel et Herbert Karliner. C'est sa grand-mère qui lui a parlé la première lorsqu'il était lui-même enfant de cette tragédie. Ils avaient un voisin juif, injustement surnommé « le nazi » car il venait d'Allemagne.
Ce roman poignant ne parle pas que de cette traversée. Il est riche de plusieurs thèmes, au-delà de la souffrance et du deuil, il évoque aussi l'amour d'une fille pour son père disparu, les rêves que nous faisons, comme Hannah et son ami Leo, pour tenter de faire face à l'indicible et l'horreur, les promesses qui donnent du courage, les stratagèmes que nous mettons en place pour affronter les rudesses de l'existence, comme lorsque Anna parle à la photo de son père et s'imagine qu'il est toujours là, vivant peut-être sur une île, Cuba…
Armando Lucas Correa est un humaniste qui analyse bien le drame de l'exil, l'écart qui se creuse entre les générations, entre ceux qui vivent dans le passé et ceux qui ne l'ont pas connu et ne se considèrent plus comme des exilés mais comme des citoyens à part entière du pays d'accueil.
Lorsque Gustavo, le frère d'Hannah, s'engage dans la révolution cubaine, Alma, sa mère, ne le comprend pas. de quoi se mêle-t-il ? Elle n'y voit qu'un éternel retour de la violence et un nouveau pouvoir qui désigne lui aussi « les indésirables », la « vermine », cette fois-ci non sur des critères raciaux ou physiques mais intellectuels, il faut rééduquer leur esprit dans des camps. Gustavo ne comprend pas l'immobilisme de sa mère et de sa soeur.
Dans ce roman, j'ai découvert les persécutions dont les témoins de Jéhovah avaient été victimes, aussi bien pendant la Seconde Guerre mondiale, où, dans les camps, ils portaient un triangle violet, qu'après la révolution cubaine où leur religion n'était pas autorisée.
Armando Lucas Correa, en suivant Hannah sur plusieurs générations, de 1939 à 2014, donne une portée à la fois universelle et contemporaine à son roman. L'Histoire n'est-elle qu'un perpétuel recommencement ? Combien de temps encore des enfants devront souffrir à cause de la violence, de la guerre, de la désignation de « l'ennemi à abattre », des « indésirables », de la « vermine » et des manipulations qui consistent à persuader des désespérés que s'ils éliminaient telle cible, tout irait ensuite beaucoup mieux.
Ce roman m'a beaucoup touchée et je me souviendrai longtemps du final poignant qui m'a fait méditer : pourquoi tant de vies gâchées ?