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Critique de Michel69004


Vous avez sans doute tous lu ce genre de livre rare, qui vous donne le sentiment, une fois lu, d'être plus intelligent, plus informé, plus militant. Il n'y en a pas tant que ça, car il faut la forme et le fond pour faire advenir cette sorte d'épiphanie littéraire.

Vallée du Silicium fait partie de ce petit panel et je remercie les édition Seuil/Albertine pour avoir eu ce privilège de lecture avant parution.
Alain Damasio a été choisi pour inaugurer une résidence d'artiste avec le concours de la Villa Albertine, dans le cadre d'un partenariat entre la France et les États-Unis. L'auteur va s'installer à San Francisco en Avril 2022 et parcourir la Silicon Valley. La contre-partie est donc ce livre, composé de sept petits essais aussi précis que flamboyants et une nouvelle de grande classe qui illustre et conclut magistralement le propos.
Damasio n'a écrit que trois livres, on le rappelle, mais La Horde du Contrevent (2004) et les Furtifs (2019) sont devenus cultissimes.
Il faut insister tout d'abord sur le caractère hybride du projet Silicium. On pourrait dire hybride au carré ou hybride fractal plutôt : le livre l'est (essais/reportages/nouvelle), le style l'est ( topographie/néologisme, technique/poétique/philosophique) , le propos l'est (puissance/pouvoir, ethos/habitus, fascination/rejet/réappropriation), les acteurs le sont à l'instar de ces Animés de la nouvelle qui sont des bio-technologies, mi-animaux et mi-robots. Hybride donc…
Dans ce livre l'auteur fera souvent référence à Baudrillard et Deleuze qui serviront de balises philosophiques.

Damasio a rencontré moults chercheurs et techies (ces jeunes ingénieurs rompus à l'usage des nouvelles technologies) travaillant pour Apple, Meta, Google ou encore Netflix.
L'enquête débouche sur une techno-critique implacable mais aussi sur des ébauches de solutions particulièrement intéressantes (l'auteur n'a pas de portable!).

-Essai 1: c'est un « pèlerinage » au siège social d'Apple qui est le Ring, un anneau de 1,5 km de circonférence avec 12000 salariés, 70 milliards de dollars de bénéfice annuel et…150 milliards de dollars d'évasion fiscale. C'est la seule entreprise à proposer des objets, de vrais objets. Ainsi la Mecque du Mac a presque 2 milliards de fidèles à travers le monde. C'est « la religion du rectangle » où tous les matériels Apple nous rendent hétéronomes parce qu'ils sont conçus pour être impossible à bricoler. Là, j'écris ce billet grâce à un MacBook Air, symbole de coolitude factice…Damasio nous entraine avec lui sur le chemin de la réalité augmentée grâce au futur Apple Vision Pro qui équipera bientôt tous les foyers branchés. Ce sera une technogreffe…
-Essai 2: on embarque en voiture autonome, une « industrie sans idée » qui est l'occasion pour l'auteur de dénoncer le « faire-faire » consenti. Nous sous-traitons, déléguons, externalisons aux intelligences artificielles notre faculté à conduire mais aussi à mémoriser, à nous orienter, à improviser etc..
Facile à hacker, la voiture autonome optimisera notre paresse et provoquera de somptueux accidents.
-Essai 3: nous voilà chez Méta, l'entreprise qui récupère les datas que nous lui fournissons gracieusement en alimentant nous même les bases de données. Nous sommes devenus les bureaucrates de notre quotidien en utilisant les réseaux qui ont le monopole de toutes nos traces ! WhatsApp, Instagram, Google se gorgent de nos servitudes volontaires et font des milliards de chiffre d'affaire en cartographiant notre vie privée, en dépliant des algorithmes qui, inexorablement feront basculer nos opinions. Les cabinets de conseils manient à merveille ces outils-là et sont capables d'influencer n'importe qui, n'importe quand et dans n'importe quel sens.
-Essai 4 : ballade dans Tenderloin, le quartier le plus pauvre des San Francisco. Homeless, zombies du fentanyl, schizo dangereux, croisent les hommes d'affaires de la City voisine, dans l'indifférence réciproque. Ici Damasio fait une hypothèse très intéressante sur l'effacement des liens. Chacun est dans son technococon (comme on est dans Babelio !) . Les réseaux sociaux nous connectent mais jamais pour obtenir que nous soyons ensemble. Ils nous unissent dans la distance physique en-tant-que-séparés. La dématérialité des réseaux sociaux fait office de solvant sur les solidarités de voisinage ! Les GAFAM ont dévitalisé, édulcoré et neutralisé les liens. Beurk…
-Essai 5 : c'est le problème à quatre corps !!! Mais là je vous laisse lire l'incroyable histoire d'Arnaud que l'auteur rencontre. Hyper-connecté (bracelet de santé, Apple Watch, Ray-Ban connecté, WC connecté, patch CGM etc.), ce mec est la coolitude incarné. Il n'a qu'une seule préoccupation : ses performances. C'est un homme augmenté heureux. Avec lui vous découvrirez des applications stupéfiantes !
-Essai 6 : Alain rencontre un codeur, Grégory Renard, qui a contribué à la création de ChatGPT (très pratique) et considère (à juste titre) le livre comme une prison de papier anti-démocratique. le gars a un data-center chez lui…
C'est alors l'occasion pour l'auteur de convoquer Yvan Illich pour transformer l'Intelligence Artificielle en Intelligence Amie. Et c'est passionnant, vous verrez !
-Essai 7: Final en bombe à fragmentation. Sur le libertarisme et ses biais sexistes, sociaux et raciaux. Sur l'évasion fiscale systémique. Sur la prostitution des datas. Sur un bilan carbone catastrophique.

Alors que faire ? Alain Damasio propose un éventail de pistes. D'abord un « art de vivre avec les technologie » à enseigner dès le plus jeune âge. Puis la nécessité pour les artistes de porter le combat dans l'imaginaire, dans la créativité pour prôner d'autres valeurs . Devenir des mythopoétes, des bio-punks, c'est à dire des inventeurs de nouveaux récits, de nouveaux mythes. Pour la mise en récit de pratique sociale fondée sur l'entraide, le don, la furtivité et LA JOIE DE FAIRE ENSEMBLE . Vous trouverez page 233 à 235 le détail de ses propositions.
La mythopoïese est l'avenir du politique pour conjurer les peurs, la volonté de pouvoir et la paresse jouissive.

Et puis il y a cette nouvelle intitulée Lavée du silicium, géniale et glaçante. Mais je n'en dirai pas plus..

J'ai été très long car ça valait le coup ! Et puis Alain Damasio ne fait pas semblant: il pense sa vie et vit comme sa pensée. C'est la preuve que, même si ça parait foutu, le combat mérite d'être livré . Amen.


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