. Petit ouvrage planant haut, au contenu énigmatique, au style pur, et dont le thème porteur semble être le temps, le temps perdu surtout, ou la vie « en dehors des infos et de la circulation ».
Le roman part de la vidéo d'un artiste américain, 24 hour psycho, projeté au Museum of Modern Art (MoMa) de New York, et qui étire le film Psychose de
Hitchcock sur 24 heures, sans bande-son associée. Un spectateur y passe ses journées, fasciné par ces sortes d'arrêts sur images, de mouvements décomposés, scènes connues du meurtre de Janet Leigh par Norman Bates (Anthony Perkins), sous la douche, chute dans l'escalier du détective privé, le visage tailladé, chaque scène durant des heures, en tout cas « un segment de temps radicalement modifié ». Devant cet écran, comment échapper, face à ce temps presque arrêté, à « la profondeur des choses, si faciles à manquer dans l'habitude superficielle de voir » ? À se demander si on n'est pas dans le réel dans cette installation, alors que le film original ne serait qu'une fiction ? le réel, quel réel ?
Avant de revenir au musée à la fin de l'ouvrage, l'auteur nous amène dans le désert où l'on retrouve deux personnes aperçues au musée, un jeune cinéaste, Jim Finley, et un vieil homme qu'il voudrait filmer, Richard Elster, ancien expert en stratégie militaire, conseiller écouté, un conservateur qui eut un rôle dans la guerre en Irak, tout en étant longtemps resté extérieur aux staffs gouvernementaux. La fille d'Elster les rejoint dans un deuxième temps.
Là se déploie tout l'art de DeLillo, entre le sens donné aux propos des protagonistes et l'esthétique du texte, le rythme, la succession des dialogues entre les deux hommes et des impressions du cinéaste-narrateur. On peut se laisser bercer par la musique des mots, ou chercher à approfondir les propos d'Elster, qui fuit les villes où tout est conflit pour cette maison dans le désert, lieu de retraite spirituelle, où « il ressent le paysage plus qu'il ne le voit », car « le temps ralentit, devient aveugle ».
Volontairement mystérieux, le stratège militaire qu'est Elster semble s'opposer aux stratèges qui complotent, monde fermé qui mène une guerre abstraite, envoyant des armées à des endroits sur des cartes, qui ne correspondent à aucune réalité, et sont pourvoyeurs de mots, d'images, de slogans. Partisan de « la guerre haïku, une guerre en trois vers avec un nombre fixe de syllabes », à la recherche « d'un ensemble d'idées ayant à voir avec des objets éphémères », au coeur de l'histoire vivante de son pays, il moque « les estimations, les statistiques, les rationalisations » de ses collègues. Il n'obtiendra pas les habilitations nécessaires. Il aura tout de même une brève carrière gouvernementale, confirmant son opinion que « tout gouvernement est une entreprise criminelle », qui entretient des fantasmes comme les armes irakiennes de destruction massive, ou qui se repose sur des empires financiers mafieux, malhonnêtes.
Puis, se soustrayant à cette agitation urbaine, il s'installe dans le désert, se laissant gagner par le temps à perdre, par des dialogues ou monologues sur le
point oméga, le paroxysme et la convulsion du monde à quoi vise la société, le rêve d'extinction, la reddition, etc.
Ce livre n‘est pas que réflexion théorique sur la guerre, le temps et la vie, c'est aussi une relation vivante entre un aîné et son disciple, entre un jeune homme (le cinéaste) et une jeune femme (la fille d'Elster), d'ailleurs surtout faite de fantasmes, enfin un questionnement sur une disparition qui révèle l'amour fou du vieil homme pour sa fille et sa détresse devant ce qu'il ne comprend pas. On redescend sur terre, et la réception est douce. DeLillo nous désarme insensiblement.
Le lecteur est captivé par cette écriture, limpide dans sa complexité, imagée, cette narration souple, variant de la réflexion à l'action, avec un brin de mélancolie. Si l'on est par moment désarçonné, il faut s'en remettre à cette réflexion de DeLillo : un roman est un challenge pour le lecteur, il l'est aussi pour l'écrivain.
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