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Critique de berni_29


Tu ne tueras point.
Un jour, un matin, une vieille dame est assassinée chez elle pour une somme dérisoire.
Offenses est le récit d'une chronique judiciaire presque ordinaire, un livre atypique comme l'est son autrice Constance Debré dont je découvre pour la première fois la plume incisive et percutante.
Sans doute revient-elle en arrière, dans les pas de son ancien métier d'avocate. Peut-être a-t-elle déjà défendu des jeunes hommes comme celui qui n'est jamais nommé ici.
C'est un meurtrier de dix-neuf ans, dont l'autrice ne cherche à aucun instant à disculper le crime. Son propos est ailleurs…
C'est le sort de ce garçon, une histoire simple et tragique. Comme tant d'autres garçons de son milieu et de son âge il bascule dans l'infernal engrenage de la société.
Constance Debré écrit sur le contexte qui se noue autour de cet acte, tout se referme comme un étau autour de lui, la misère, la misère de son existence, il n'y a pas d'autres mots pour dire cela.
C'est donc un fait divers ; ce qui intéresse ici Constance Debré c'est le récit d'un individu qui n'est pas un monstre mais un jeune homme, face à la société, face aux autres, à commencer par sa famille, ses amis, son entourage, puis il y ceux qui le désignent du doigt comme déjà coupable, - coupable oui les faits sont indéniables, irréfutables même et sans aucune discussion aussi ; qui plus est désormais il y a L ADN, mais L ADN ne dit pas tout, elle ne raconte pas toute l'histoire d'avant, toute l'histoire de l'humanité, comment ça fonctionne une société avec des femmes et des hommes, des puissants et des laissés-pour-compte, des forts et des faibles, ceux d'en-haut, ceux d'en bas, ceux tout juste à proximité de la prison, il suffit de les pousser juste un peu sans force le geste pour qu'ils y entrent un jour… Elle ne nous dit pas tout cela, l'ADN d'un homme…
La société, c'est ainsi que Constance Debré nous la décrit, la société multiple, celle des journalistes, celle des procureurs, celle des experts en psychiatrie, celle des procureurs en tous genre à commencer par nous. Nous devenons procureurs à chaque fois que nous allumons la télé, écoutons la radio, lisons le journal, nous devenons procureurs au bord du zinc ou sur la place d'un marché... C'est la société du nous, celle qui juge, celle qui condamne, parfois avec une bière à la main en regardant BMFTV, celle qui verrouille, celle qui enferme, celle qui cadenasse à double-tour, celle qui met en cage à jamais, celle qui relâche parfois plus tard, plus tard eux ceux-là jugés, condamnés, cadenassés, abîmés un peu plus, eux plus tard libérés comme on libère des fauves d'une cage, eux sortis et devenus là prêts à en découdre enfin avec cette société qui les a rejetés…
C'est bien cette même société qui dit : Tu ne tueras point.
C'est la société du « Nous » contre l'individu seul, dans la solitude d'un « Je » fragile et broyé à jamais.
Dans le récit, il y a le moment de la transgression et il y a le moment du procès, ces deux moments ne relèvent pas des mêmes constructions et Constance Debré en mesure la distance avec justesse.
C'est un individu seul devant le déterminisme social et culturel, seul devant l'ordre du monde. Seul peut-être devant lui-même, qui sait ?
Ce qui intéresse Constance Debré ici, c'est de nous parler avant tout d'humanité, de la condition humaine, sonder l'âme humaine.
De nous inviter à nous mettre à la place de...
Bien sûr, il est fort difficile de nous mettre spontanément en empathie avec celui qui a tué froidement une vieille dame, quand bien même elle était odieuse avec son entourage…
L'empathie n'est pas une sympathie, l'empathie permet toujours de garder une distance. Jamais trop près, jamais trop loin, c'est la règle de l'empathie. Constance Debré est juste au bon endroit.
Dans ce récit d'une chronique ordinaire, Constance Debré convoque avec une imagination subtile et inspirante des auteurs qu'elle aime comme Albert Camus, Fédor Dostoïevski, Dante, René Girard, Victor Hugo, Marcel Proust, pour nous dire que le sujet est universel et intemporel, traverse l'imaginaire de notre littérature classique depuis des siècles, nous enrichit de ce voyage, car l'imaginaire appartient bien à la réalité, avec ses croyances, ses rêves, ses représentations. Certains auteurs ne sont pas nommés, comme Louis-Ferdinand Céline par exemple, mais je l'ai aperçu ce bougre génial à travers les lignes, et je me suis dit qu'elle y avait peut-être pensé aussi.
Tuer pour une somme dérisoire.
J'ai forcément pensé à Dostoïevski, à Crime et Châtiment, à Raskolnikov assassinant cette vieille prêteuse sur gage, odieuse elle aussi, comme la vieille dame de ce fait divers. Mais Raskolnikov, lui, fut hanté par le remords, longtemps après...
Je pense aussi forcément à l'Étranger, d'Albert Camus, où la sentence de la condamnation tombe déjà dès l'arrivée du narrateur dans la maison de retraite où vivait sa mère qui s'est éteinte et où il est venu se recueillir sur sa dépouille, tout de suite jaugé par le regard lourd des résidents.
Ici il y a la mort, mais c'est la mort aussi de celui qui tue, celui qui commet le meurtre ; la mort du meurtrier c'est la mort symbolique de celui qui va entrer dans le long tunnel où son jugement a déjà commencé. Peut-être que ce jugement avait commencé bien avant qu'il ne commette ce crime...
Bien sûr il y a le meurtre de la victime qui n'a rien demandé à personne. Je vois déjà venir à la barre les avocats de la défense : « Et la victime ? Vous y avez pensé à la victime ? Cette pauvre vieille dame vulnérable, sans défense ? » Mais ce n'est pas le propos du livre, le récit n'est pas le procès de ce fait divers, le récit se situe à un étage plus haut, il s'inscrit comme un regard philosophique croisé d'une vision sociologique vertigineuse.
Tu ne tueras point.
À travers un réquisitoire implacable contre la société qui juge, oscillant avec habilité entre le « Je » et le « Nous », Constance Debré nous invite dans ce texte radical et stimulant à nous plonger dans le fourneau de la société, elle convoque nos peurs, ce qui est en nous, ce qui sommeille en nous, ce qui rode en nous, ce que nous esquivons aussi, la question de l'individu, ce qu'elle porte de plus violent et de plus sombre ; derrière les questions du « Je » et du « Nous » se posent d'autres questions à commencer par celle-ci : pourquoi certains passent-ils à l'acte et d'autres pas... ?
Le personnage principal du récit n'a pas de nom. Aucun personnage d'ailleurs n'est nommé. Il y a quelque chose de camusien dans ce récit.
Sans doute tout est abîmé dès la naissance. Je parle ici des laissés-pour-compte de la société, ceux qui partent battus d'avance dans le grand tourbillon de la vie.
Constance Debré nous dit que la justice possède une vertu et elle la reconnaît à sa juste valeur originelle, mais nous dit aussi que c'est désormais une administration froide qui se moque du sort des laissés-pour-compte, elle est un appareil judiciaire désincarné, construit et habité par des gens qui sont persuadés d'être du côté du bien et que le mal est en face, juste là en face, de l'autre côté.
Le bien et le mal, c'est bien la question de ce récit. Les racines du mal, celles qu'on n'a pas envie d'aller chercher car elles nous renverraient trop sûrement à nos propres responsabilités...
Il n'y a pas de compréhension possible entre ceux qui jugent et ceux qui sont jugés.
Car la société est cassée… En deux. Oui, c'est comme ça à peu près, je sais que beaucoup ne s'en rendent pas compte, je sais aussi que beaucoup d'entre nous s'en rendent compte.
Dans l'idée absolue, la justice est belle, mais dans les faits elle ne répare pas, elle continue d'abîmer ceux qui l'ont été dès le début d'une désescalade, dès le début de la naissance et sans doute bien avant…
Notre société n'est pas prête à entendre cela.
Tu ne tueras point.
Cette fameuse interdiction de tuer n'a jamais permis d'éradiquer les meurtres.
Est-ce que la société est ainsi faite pour qu'il n'y ait plus de meurtres, ou bien est-elle faite au contraire pour fabriquer des meurtriers qu'on va juger pour bien les exécuter, - symboliquement certes bien sûr depuis 1981, mais quand le couperet des jurés tombe, c'est quand même parfois la mort lente, à petits feux, qui démarre, qui s'enclenche, le compte à rebours vers la fin annoncée, la perpète quoi ?
Ce meurtre du meurtrier est indispensable, nous dit Constance Debré, même symboliquement : c'est la justification d'exercer une violence légitime, c'est celle de l'État sous couvert du droit, celle qui se pare des beaux habits du bien. Il y a quelque chose de l'ordre du sacrifice…
Créer des bouc-émissaires qui permettent à la société de se justifier, de continuer à exister….
C'est un être insignifiant a dit le psychiatre, parlant du personnage du récit, la violence de cette expertise m'est apparue insupportable, elle tient en deux ou trois lignes.
Celui qui n'avait pas une vie facile a cassé l'ordre du monde, le sien, celui des autres, le monde n'est plus le même…
Dix-neuf ans, l'âge où tout commence et où tout s'arrête ici comme un couperet.
Comme chez Dante, il y a des cercles hermétiques qui ne communiquent pas entre eux, ceux qui sont tout en haut ne communiquent pas avec ceux qui sont tous en bas de cette société construite sur des étages…
Romancière de l'altérité, Constance Debré nous oblige, en tant que lecteur, à regarder ceux-là même qu'on ne veut pas voir, lorsque nous détournons parfois le regard pour faire semblant de nier cette part d'humanité qui ne nous ressemble pas...
Constance Debré nous dit aussi que nous sommes présumés coupables de tout devant tous, en ce sens que quand quelqu'un commet un crime, nous sommes responsables, concernés dans notre humanité : se sentir responsable, c'est être lié par ce que font chacun des hommes entre eux, se sentir tenu par la société dans laquelle nous vivons. Je trouve cela puissant.
Notre société actuelle, bien que laïque désormais, continue de fonctionner comme les règles édictées par la religion catholique et utilise les mêmes codes, les mêmes grilles de lectures, celles de l'homme qui avance, qui trébuche, qui chute, celui qu'on va relever, entraîner vers la rédemption, tout d'abord il s'agit de ne pas oublier de le juger et de le punir, mais ainsi et par là-même le laver de ses fautes grâce à nous, cet homme qui chute c'est le pécheur, celui qui va être crucifié, qui représente l'humanité dans ce qu'elle a de plus déchirante et à la place désormais de la crucifixion, la société actuelle, dont le code civil repose sur un catholicisme effronté, continue de juger les hommes qui ont chuté de la même manière… C'est ainsi que Constance Debré décrit son personnage principal comme un être sacrifié, c'est le récit du sacrifice, jusqu'à en faire d'ailleurs une figure christique. Oui Offenses peut déranger, oui Offenses est un livre radical, mais c'est une oeuvre d'art et une oeuvre d'art c'est aussi fait pour porter des colères et les confronter aux colères des autres.
Il y a une épure de la phrase pour aller à l'essentiel. C'est écrit à l'os avec des mots qui cognent au ventre.
J'ai aimé le propos de Constance Debré qui m'invite à penser différemment et j'aime cela. Je n'adhère pas à tout ce qu'elle dit mais je la suis dans la trajectoire qu'elle trace, qu'elle ouvre. Elle me malmène dans mes certitudes, c'est la richesse de ce texte inouï, aider à penser contre soi-même, contre nos croyances, nos rêves, nos représentations. Constance Debré est pour cela une grande autrice.
« Si le juge était juste, peut-être le criminel ne serait pas coupable ? »
Fiodor Dostoïevski, Les frères Karamazov.
Je remercie ici mon amie Anna (@AnnaCan). Connaissant déjà l'autrice pour avoir lu ses trois premiers livres, Anna a su nous entraîner vers ce récit qui m'a bousculé furieusement, mais qui pour autant ne se situe pas en dehors de ma zone de confort, bien au contraire.
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