Fratrie, de
Thierry Decottignies, publié par les éditions du Tripode le 21 janvier 2021, est un roman déroutant par le décrochage progressif qu'il opère avec le réel et par les mystères qu'il laisse persister.
Dans ce road-book, le voyage se transforme en errance : la narration autodiégétique d'un antihéros souffrant perd le lecteur à travers une succession de visions, qui rendent compte d'une perception altérée, balançant entre états de conscience, rêves et scènes cauchemardesques hallucinées.
Ce récit difficilement classable, en marge du paysage littéraire français, vaut le détour pour les lecteurs n'éprouvant pas la crainte de se perdre.
« Ça faisait des semaines que j'arrêtais pas, alors au bout d'un moment c'est la surchauffe, les nerfs flambent, et l'angoisse, un matin, une angoisse comme un coup de couteau dans le ventre, m'a décomposé. »
Cette phrase, la première du roman, définit la tendance des cent cinquante-six pages qui suivent.
Deux frères partent à la recherche du plus jeune de leur
fratrie, nommé Matteo, un émeutier, disparu après avoir poignardé un policier lors d'une manifestation. Ils laissent seul leur frère aîné, Seth, dont ils devaient s'occuper depuis quelques années, celui-ci souffrant d'un handicap moteur à la suite d'un accident de voiture. Peu de temps après un nouvel accident, comme un écho au précédent, le narrateur se retrouve seul, recherchant son frère disparu dans l'étrange ville côtière où il est supposé être. Ici commence son errance.
Dans ce récit, les informations utiles à sa compréhension sont semées comme des détails, presque à la manière d'ornements. Une lecture attentive permet de les apprécier, toutefois sans garantir aux lecteurs assidus de démêler le vrai du faux. Toute quête de vraisemblance est mise en péril, comme si le narrateur s'en amusait tout en semant le trouble, négligeant volontairement les attentes auxquelles répondent des romans plus traditionnels.
Loin du prêt-à-penser, c'est une interprétation libre qui est proposée au lecteur, car le récit sème le doute à travers les détails, sans que les nombreuses invraisemblances ne soient laissées au hasard.
Dans une quête de vérité, le lecteur se prend à établir des liens, des parallèles, entre les symboles, motifs et scènes répétés dans le réel comme dans l'imaginaire d'un personnage qui distingue occasionnellement, seulement quand sa lucidité le lui permet, ces deux dimensions.
Les zones d'ombres de ce récit sont nombreuses, constitutives de l'âme du roman. La part de mystère qui réside entre les lignes, là où l'imaginaire du lecteur se déploie, suscite et engage une réflexion personnelle, empêchant une lecture passive.
« Leurs regards, me disais-je, sans jamais cesser de rechercher des signes de leur destin, étaient au fond des pilotes indifférents et, bien qu'habiles et appliqués, attachés à la seule clarté. » p.97
Ici, alors que le narrateur évoque les passants, il est possible de se demander, évidemment sans obtenir de réponse, si un parallèle peut être fait avec les lecteurs du roman, « attachés à la seule clarté ».
Fratrie est un roman singulier, déconcertant, bref et prenant. À travers un récit dont la construction narrative trouble les identités, ravive les traumatismes et multiplie les hallucinations, la plume précise et élaborée de
Thierry Decottignies, telle le pinceau d'un maître, dépeint des environnements, des scènes, des visions, de manière terriblement visuelle, presque concrète, alors même que la distinction du réel et de l'onirique reste abstraite, procurant une expérience de lecture singulière à celles et ceux qui n'ont pas peur d'être dérangés, de se perdre en essayant d'y voir plus clair.