Rien n'est tout à fait fortuit. Depuis des siècles, l'art et la fiction entretiennent d'intimes relations, l'un avec l'immédiateté, l'autre avec la durée. la peinture montre à voir, les romans et la poésie déchiffrent les messages.
Longtemps le Poussin a dérouté les amateurs les plus passionnés. Une impression syncrétique ne permet pas de discerner au premier coup d’œil tout ce que dissimule le paysage rustico-poétique d’Orphée et Eurydice. Un deuxième regard découvre la naissance du drame. Les perceptions fragmentaires se fondent alors dans un ensemble où plus rien n’est gratuit, et la fable, dans sa désespérante fatalité, foudroie le contemplateur. La toile s’anime, du sang lui vient aux joues. Les ombres de la mort annoncée planent sur la scène. C’est la naissance d’une tragédie à laquelle on assiste impuissant, le cœur serré. Comme toujours, le Destin a choisi pour victime la plus innocente et la plus poétique des créatures. Nous pleurons Eurydice depuis des siècles. Voilà qui est bien éloigné de l’image du peintre froid et hautain que l’on a trop souvent cultivée.
Éduqué en polonais et en français comme les enfants de la bonne société européenne de son époque, le XIXème siècle, Conrad apprit l’anglais à près de vingt-cinq ans pour passer ses examens d’officier au long cours. Avec cet anglais pratique, à l’immense vocabulaire spécialisé, il s’est élevé à la dignité d’écrivain presque universel, porteur d’une œuvre dont les amants de la mer et de l’imaginaire se passent, de génération en génération, le secret envoûtement. Pour un lecteur, aimer et choisir dans sa vie une telle œuvre, c’est comme entrer en religion. Les élus se sentent soudain des novices bientôt ordonnés, évangélistes le reste de leur existence.
Du choix d’une langue pour un homme qui sent naître en lui une irrésistible vocation d ‘écrivain, je partage le sentiment de Simon Leys dans sa superbe anthologie des écrivains de la mer :
« L’anglais de Conrad est, certes, magistral, mais son raffinement ampoulé reflète la tension d’une plume qui se surveille. »
Dans quelle cécité, dans quelle surdité sommes-nous enfermés avant qu’un bon magicien réveille nos sens ? Giono m’ouvrait la porte d’un paradis anthropomorphe : le coup d’épaule du fleuve ; l’eau comme du poil de chat ; les hennissements du gué ; la main qui écoute le chêne… Comment jusqu’à une telle lecture peut-on croire avoir vécu sur terre sans en avoir entendu la rumeur minérale et animale, la rumeur des hommes ?