Le jour baisse, et sur le ciment de la terrasse, des gros margouillats lapent leur dîner de fourmis. Tête jaune citron, corps noir, les bestiaux rassasiés sont en train de faire des pompes, et d'activer leur circulation avant la nuit. Face à face, ils opinent du chef et se tirent la langue, en une petite réunion de malfrats où chacun paraît absolument d'accord.
Le tank est toujours à l'endroit où il a stationné la dernière fois, à la fin des années quatre-vingt. Tout ce qui pouvait être démonté et recyclé a disparu, y compris le canon et la tourelle. Les chenilles sont devenues des séchoirs à linge. Une vieille chienne dont les mamelles traînent dans la poussière dort à l'ombre. Un poule y couve ses œufs. Il a enfin trouvé une utilisation de parasol, ce matériel arrivé d'URSS jusqu'ici pour ne rien protéger, peut-être tirer quelques obus vers la jungle, afin de former les artilleurs santoméens et d'effrayer les singes, idole aussi énigmatique dans son parcours que les statues de l'île de Pâques, achevant de se décomposer au milieu des amaryllis et des lantanas, des roses-de-porcelaine et des becs-de -perroquet multicolores.
Par l'un de ces paradoxes dont l'Histoire n'est pas avare, la gauche républicaine, l'héritière des Lumières, et une curieuse association de marins aventureux, d'instituteurs laïcs et de Pères Blancs missionnaires imposent l'expansion coloniale à une opinion publique qui, pour une large part, ne voit pas pourquoi la France irait dépenser son argent au Zambèze plutôt qu'en Corrèze.