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EAN : 9782021434026
368 pages
Seuil (19/08/2021)
3.74/5   68 notes
Résumé :
La Polynésie se décline en un poudroiement d’îles, atolls et archipels, sur des milliers de kilomètres, mais en fin de compte un ensemble de terres émergées assez réduit : toutes réunies, elles ne feraient pas même la surface de la Corse. Et ce territoire, c’est le Fenua.

Comme toujours chez Deville, le roman foisonne d’histoires, de rencontres et de voyages. On déambule, on rêve. On découvre les conflits impérialistes et coloniaux qui opposèrent la F... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (15) Voir plus Ajouter une critique
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Escale à Papeete !
C'est la rentrée… et qu'est-ce qu'on fait ? On fait semblant de s'intéresser aux photos de vacances ratées de ses amis, à coups d'hypocrites mais courtoises onomatopées. Même les selfies de Thomas Pesquet m'ennuient.
Les récits de voyage de Patrick Deville échappent à mon accablement. C'est le guide idéal pour découvrir l'âme d'une contrée exotique en suivant les pas d'aventuriers explorateurs, d'écrivains voyageurs, de militaires baroudeurs, de botanistes collectionneurs, de peintres cavaleurs ou d'inconnus qui demandent l'heure. Cherchez l'intrus farceur.
A l'hôtel quatre étoiles avec piscine à bulles, champagne à bulles et transats pour buller, l'auteur préfère bizarrement une cabane près de Papeete où il installe sa moustiquaire et sa bibliothèque tahitienne qui alimentera son projet littéraire, ses rêves, ses souvenirs et quatre pages de la postface. Tant pis pour la clim, les cours de zumba, les cocktails et les buffets à volonté. Patrick préfère cette forme de camping.
Fenua, qui sonne mieux que Polynésie, nom de maladie, est une terre aussi émiettée qu'un crumble, avec ses atolls qui gagnent à être vus et pas seulement par des opticiens, Mururoa c'est de la bombe, Tahiti douche ou bains de mer turquoise avec des vahinés… C'est gonflé, j'arrête les clichés.
La carte postale du poète érudit est belle. Quand elle a le cachet de Stevenson, Melville, London, Loti, Segalen ou Maugham, on a vite les yeux qui rêvent. Qui brillent aussi, devant les peintures de Gauguin en goguette, personnage central du livre, forcément fou, insupportable et attachant. Ces bonshommes n'étaient pas des saints, mais je préfère ce genre d'évangiles. L'auteur débusque très bien l'humain dans le génie.
Mais la grande histoire manque souvent de poésie et le roman nous conte aussi la voracité des empires coloniaux, le destin de tahitiens plus ou moins volontaires envoyés à Paris, la genèse discrétionnaire des essais nucléaires.
Comme à son habitude, Deville, le mal nommé, parle aussi de lui, de ses recherches, de ses découvertes et de ses rencontres, toujours à la recherche d'authenticité.
Je referme ce roman comme les précédents, en ayant la sensation d'avoir visité non pas des îles mais des imaginaires. Un guide figuratif.
J'ai été un peu moins intéressé par la dernière partie, trop actuelle dans ses considérations économiques et politicienne pour me passionner.
Enfin, si les décors changent, la construction fragmentée des livres de Patrick Deville est un peu toujours la même et commence un peu à me lasser plus qu'à me délasser. A croire que l'histoire se répète… universelle.
Il ne me reste plus qu'à débarquer, un collier de fleurs autour du cou.
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Kaléidoscope polynésien

Patrick Deville poursuit son tour du monde en nous livrant avec Fenua un portrait kaléidoscopique de la Polynésie. Comme toujours le panorama est riche, l'érudition époustouflante. Larguez les amarres!

Nous avions quitté Patrick Deville en 2019 avec Amazonia qui retraçait son voyage sur le grand fleuve latino-américain en compagnie de son fils et qui formait le septième volume de son grand projet littéraire baptisé «Abracadabra». Il nous revient aujourd'hui du côté de la Polynésie avec son huitième volume. le romancier s'est cette fois installé dans une cabane non loin de Papeete, d'où il explore le Fenua (le terme qui désigne "le pays" pour les Polynésiens) et qui rassemble ce chapelet d'îles. Mais comme à son habitude, les choses vues viennent en complément des témoignages recueillis et de ses lectures – de celles de son enfance et son adolescence à celles d'aujourd'hui – et comme à chaque fois, on a l'impression que rien ne lui échappe.
Le chapitre d'ouverture nous décrit le premier cliché de Tahiti pris le 15 août 1860 par Gustave Viaud, médecin de marine, qui avait emprunté le même trajet que Bougainville et dont le journal livre de précieuses informations sur ce petit coin de terre au bout du monde.
Il raconte sa découverte de l'île et son voyage retour avec Ahutoru, un autochtone. Cook fera la même démarche avec un dénommé Omaï. «Ces deux-là furent aussi les hommes du premier contact, Ahutoru présenté au roi Louis XV et Omaï au roi George II. Ils surent se plier aux usages de cour, furent admirés l'un et l'autre pour leur parfaite maitrise des cérémonials, leur goût du protocole, devant ces nobles emperruqués et poudrés, accoutrés de fraises et jabots, retrouvant avec aisance l'habitude des rituels et la hiérarchie complexe de leur propre société, la révérence aux grands prêtres, leurs cérémonies sur le marae de remise des plumes rouges aux chefs, les ari'i, la confection des parures et de la ceinture royale du maro'ura symbole du pouvoir.»
Deux hommes qui symbolisent aussi la rivalité entre la France et l'Angleterre dans la course aux découvertes et à l'agrandissement de leurs empires respectifs. Ainsi Bougainville n'arrivera-t-il à Tahiti qu'en second, mais finira par emporter le morceau avec l'ambition de faire de Tahiti «un laboratoire philosophique». Car ce petit monde qui vit en autarcie intéresse botanistes, astronomes, dessinateurs, peintres, cartographes et géologues.
Patrick Deville ne va oublier aucune de ces disciplines, nous offrant le bel herbier des plantes du Pacifique sud, les observations des scientifiques avant de se concentrer sur les arts. La littérature, depuis le journal de bord du capitaine «qu'il peaufine ensuite pour faire oeuvre littéraire. Ces récits seront lus par les penseurs de l'état de nature.» en passant par Jack London, Hermann Melville, Somerset Maugham et Robert Louis Stevenson jusqu'aux Français Pierre Loti, Victor Segalen ou encore Alain Gerbault. Mais c'est bien davantage autour des beaux-arts et plus particulièrement de Gauguin que le romancier a choisi de consacrer une grande partie de son livre. On le suit jour par jour et on partage avec lui ses tourments, mais aussi ses moments de bonheur avec sa nouvelle compagne: «Chaque jour au petit lever du soleil la lumière était radieuse dans mon logis. L'or du visage de Tehamana inondait tout l'alentour et tous deux dans un ruisseau voisin nous allions naturellement, simplement, comme au Paradis, nous rafraîchir.» L'artiste est inspiré et peint ses magnifiques toiles. «Il cherche à coups de brosse les grands aplats et l'affrontement des couleurs, un paréo bleu et un drap jaune de chrome devant un fond violet pourpre semé de fleurs étincelantes. Et lorsqu'il pose les pinceaux, il écrit Cahier pour Aline, sa fille». En fait, il fait sienne la phrase de Segalen: «Je puis dire n'avoir rien vu du pays et de ses Maoris avant d'avoir parcouru et presque vécu les croquis de Gauguin.»
Après nous avoir régalé avec les écrivains et les peintres, voici les cinéastes qui débarquent. du rêve un peu fou et sacrilège de Murnau qui réalise là son dernier film, Tabou, au mégalomane Marlon Brando qui emploie deux mille Polynésiens et va jusqu'à acheter l'atoll de Tetiaroa.
Une exploration qui va se terminer par un panorama économico-politique. Car Patrick Deville ne peut oublier les manoeuvres des colons et des néo-colons qui en 1963 créent le CEP, le Centre d'Expérimentation du Pacifique, et vont polluer durablement le site avec les essais nucléaires. L'occasion de replacer, quelques semaines après la visite d'Emmanuel Macron, cette poussière d'étoiles au coeur de l'actualité.


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Fenua, je l'ai appris dans ce très beau livre, n'est autre que le nom local des archipels de la Polynésie. Il signifie "le pays".

Patrick Deville, comme à son habitude, est parti explorer ces îles dispersées comme des confettis sur la vaste étendue du Pacifique, sur les traces de ses plus célèbres figures.

Le voyage sera chronologique, de l'arrivée de Bougainville à Tahiti à l'actualité politique contemporaine. Pour cela il a emporté avec lui une véritable bibliothèque, dont il donne le détail à la fin. Les journées se passeront entre lectures annotées de ces ouvrages et, dans la mesure du possible, visites des lieux de vie de ces fantômes du passé.

De Julien Viaud (Pierre Loti) à Paul Gauguin, de Stevenson à Jack London, de Segalen à un inconnu qu'était pour moi Alain Gerbault, les pistes et les époques se croisent. Pour autant Patrick Deville ne perd pas de vue l'enfant fou de cartes et de voyages qu'il était.

Superbement écrit ce livre sensible se laisse aborder lentement. Il demande du temps et de la réflexion. La plupart de ces hommes (peu ou pas de femmes dans ce récit...) n'ont pas trouvé le havre de paix qu'ils souhaitaient, comme il fallait s'y attendre. Mais le désir de partir loin était décidément le plus fort...

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Alors, Deville, comment donc s'appelle cette forme littéraire dont tu abuses, qui colle si bien avec tes entrelacs et tes boucles, parfois si contingentes ou anecdotiques que tu dois encore en imaginer qui auraient pu survenir ?
Patrick Deville, c'est dans tes pages introspectives que tu es le meilleur, quand tu as tout lu de ta pile de gauche, et que tu t'autorises à ton propre, que tu médites sur ton incapacité au sur-place en terre ferme, même sur l'atoll encore inconnu où tous tes fantômes te rejoindraient dans leurs orbes. Magnifique pages 347-8 ! « Moins on fréquente de vivants et davantage les morts s'assemblent et vous cotoient ». Deville, faut s'accrocher pour poursuivre tes chapitres, on râle souvent sur ces petites histoires qui paraissent trop fragiles, et puis en fin de bouquin on s'aperçoit qu'on ressent, sans ligne directrice, rien qu'en visions de voyageurs, toute l'histoire européenne de ces cartes postales de nos tristes tropiques. Et puis, pour le flux de conscience que ces voyageurs ont brisé, pour le chant des poissons que tu n'entends pas, on pourra toujours suivre ton conseil de lecture, le Roi absent de Moteai Brotherson. Car, Deville, malgré tout, c'est de la cage des méridiens que tu observes, pour écrire ta Guerre des Gaules.

Médusé en mers bleues, début classique, un médecin photographe primo-affecté là. Émerveillement et jalousie pour ces vies lentes de navigations mais qui vont si vite de créations. Ta bande de joyeux vagabonds, que tu tentes d'adjoindre à tes propres noeuds de vie, et tu écris une pathopolitique coloniale, ta pathopoétique. Critique douce d'un anticolonialisme, qui n'est que réactionnaire et passéiste, éloge de cette modernité par effraction apportée par ces aventuriers très officiels, rebelles sans doute « contre l'assignation du siècle et du lieu », faisant fi des ménages de tantes de province, mais bien à la solde des nations et de l'industrie. «Des lieux qui furent rêvés par les Tahitiens eux-mêmes, puis par les «hommes-blêmes». Ce «trop tard» des suivants, qui voulaient le royaume primordial, en forme littéraire. Ce romantisme tahitien inventé, cette contemplation, en forme de «fuite» sur le Réel. Mais cette belle théorie d'une vie adulte faite de collectes de lieux, de conjonctions, aux noeuds et aux boucles des rêveries de l'enfance et des projets de l'adolescence, pour « enfin ne plus bouger » et résonner tranquille, «comprendre et accepter que nous sommes tous des enfants, toujours», se connecter quand vient la brillance de la fin à la toile du multivers, y émettre ses quelques photons en propre qui se joindront au tout.

Richesse de la langue des Tuamotu pour exprimer l'âme, ses attributs, son passage dans l'autre monde. Et le vent. Un peuple d'artistes. Toi : une littérature-voyage, et toujours initiatique; Gauguin, la peinture, le mystère du surgissement de la création advenant à la surprise même de la main; mais, la chanson, Deville ? On snobe ? Pourquoi ces deux seules petites allusions à l'épopée Brel, quand tu donnes la belle place par exemple à un obscur écrivaillon pétainiste ? Parce que le beau vinyle bleu de 1977 ne tenait pas dans ta pile ? Parce que Brel t'es trop contemporain ? Pourtant tu lui piquas bien, pour ta jaquette, le même bleu des Marquises.
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Après avoir vadrouillé en Afrique, en Amérique et en Asie, l'auteur poursuit sa flânerie-exploration du vaste monde en Polynésie.
Comme toujours sa vadrouille n'est pas seulement géographique, elle est pour l'essentiel historique, littéraire et artistique. de Tahiti aux Marquises, Patrick Deville met ses pas dans ceux de Gauguin, Segalen, Loti, Alain Gerbault, Stevenson et bien d'autres. Pour ce faire, visiblement, sa pile de livres lui est bien plus utile que des chaussures de marche.
Le voyage n'est pas seulement « historique » : le problème de la colonisation et d'une éventuelle indépendance de la région, celui des relations avec la métropole et le traumatisme des essais nucléaires sont largement évoqués.
Voilà une passionnante découverte géographique et culturelle de la Polynésie.
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critiques presse (1)
LePoint
19 janvier 2022
On sent chez Deville, Grand Prix de littérature de l’Académie française cette année, dans le mouvement pacifique (sans jeu de mots) de Fenua et au fur et à mesure donc qu’il avance dans son « enquête planétaire », un regard décodant plus avant son entreprise littéraire, et plus intimement peut-être après les rendez-vous avec soi-même, que furent Taba Taba, filial, et dans une paternelle mesure, aussi, Amazonia…
Lire la critique sur le site : LePoint
Citations et extraits (15) Voir plus Ajouter une citation
Le tournage employait deux mille Polynésiens, davantage que les phosphates. Les salaires y étaient quatre fois supérieurs. Brando achetait pour son usage personnel l’atoll de Tetiaroa au nord de Tahiti et partait vivre sur son îlot avec sa compagne tahitienne. Mais c'est chaque année qu’il fallait créer deux mille emplois, Ce dont l’économie locale était incapable, c’est le CEP le Centre d'Expérimentation du Pacifique, qui allait le réaliser.
Début janvier 1963, une délégation d'élus du Fenua aux abois se rendait à Paris pour négocier une rallonge budgétaire. À leur étonnement ils étaient reçus par le chef de l’État en personne. Après les avoir écoutés, de Gaulle leur annonçait l'installation d’un centre d’essais nucléaires aux Tuamotu, leur assurait que la métropole se montrerait généreuse en matière financière, et leur souhaitait un bon voyage de retour. L'un de ces élus, Jacques-Denis Drollet, déclarait à la presse: «Nous avons purement et simplement été informés. Il ne nous a pas demandé notre avis. Il a décidé.»
Ce qu’on allait appeler à Tahiti les «années CEP» courrait de 1963 à 1996 mais l’histoire n’est pas finie. Elle commence aussi plus tôt. Le Commissariat à l'Énergie atomique avait été créé par de Gaulle dès la Libération mais en ce domaine, comme en beaucoup d’autres à son goût, la Quatrième République avait perdu du temps. De retour aux affaires, il était revenu sur le décret d'autonomie de Gaston Defferre. Après qu’il avait aussi décidé – ou s'était résolu — d’accorder l'indépendance à l'Algérie lors des accords d’Évian, il avait conçu le Centre d’ Expérimentation du Pacifique.
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(Les premières pages du livre)
première image
C’est une photographie du 15 août 1860. Il note ça dans un carnet, Gustave. Le procédé est nouveau, qui permet plusieurs tirages d’une même prise, sur « papier ciré sec ».
Cette image est la première de Tahiti à n’être ni du dessin ni de l’aquarelle ni de la peinture de chevalet. Sa composition cependant est celle d’un tableau. Le cadre est borné à gauche par le fût rectiligne et fin d’un cocotier dont les palmes noires obscurcissent le coin supérieur, à droite et en bas par l’extrémité du toit en tôle de sa case. Dans un jeu de bruns et de gris, c’est une maisonnette que prolonge une terrasse. La couverture est à double pente, au-dessus de quoi jaillissent, par-derrière, les feuilles d’un bananier ainsi que le fouillis d’un arbre considérable qui semble être un bourao. L’habitation de Gustave est une « petite case en bon état avec varangue devant et petit jardin derrière, à cent pas de l’hôpital, à toucher le restaurant », sans doute l’hôtel Georges, où il prend ses repas.
Gustave Viaud est médecin, on disait alors chirurgien de marine, tout juste diplômé de l’École de Santé navale. Tahiti est sa première affectation. L’île est sous l’autorité d’un commissaire impérial français. La reine Pomaré IV occupe des fonctions honorifiques et appointées. Lorsqu’il n’est pas en tournée sanitaire dans les archipels, on confie au jeune médecin des consultations à l’hôpital de Papeete.

Pendant les quatre années de son séjour polynésien, le premier photographe de Tahiti avait réalisé vingt-quatre calotypes, qui furent exposés un siècle après au musée de l’Homme à Paris : des paysages côtiers, le palais de la reine, l’arsenal, un seul portrait, celui de Teriimaevarua, fille de la reine Pomaré et princesse de Bora Bora. Embarqué à vingt-deux ans sur la Victorine pour un voyage de plus de sept mois aux multiples escales, il avait à bord suivi dans les livres les traces de ses devanciers, celles de Louis-Antoine de Bougainville le premier d’entre eux, dont il empruntait le même parcours quatre-vingt-dix ans après lui. Dans son Voyage autour du monde, Gustave avait vu la Boudeuse descendre depuis Nantes l’estuaire de la Loire, faire escale à Mindin, puis se lancer à l’océan après un détour par Brest.
premiers voyages

Tournant à mon tour ces pages que Gustave devait lire à la lampe dans sa case ou pendant ses gardes à l’hôpital, j’imaginais la vie du premier photographe de Tahiti, ce qu’il avait appris ici, et surtout, à la lecture de Bougainville, que dès cette époque lointaine des premiers navigateurs le voyage entre les deux mondes avait été réciproque : « Ereti fut le prendre par la main, et il me le présenta en me faisant entendre que cet homme, dont le nom est Aotourou, voulait nous suivre, et me priant d’y consentir. » Il semblait avoir environ trente ans et imaginait peut-être un petit tour en mer. « Le plus grand éloignement dont Aotourou m’ait parlé est à quinze jours de marche. C’est sans doute à peu près à cette distance qu’il supposait être notre patrie, lorsqu’il s’est déterminé à nous suivre. » Il était parti pour des années. Et je voyais cet homme errer sur le pont, ou se lover sur sa couche, à mesure du froid se vêtir de la vareuse du matelot.
Emmené à Paris en 1768, présenté au roi à Versailles, Ahutoru avait rencontré les savants La Condamine, Buffon, les philosophes d’Alembert et Diderot, habitait chez Bougainville près de l’église Saint-Eustache, était devenu la vedette des salons où l’on rêvait d’amours libres, d’un âge d’or d’avant l’Église et le mariage, de l’origine de l’humanité. Il avait appris un peu le français, et « tous les jours il sortait seul, il parcourait la ville, jamais il ne s’est égaré. Souvent il faisait des emplettes, et presque jamais il n’a payé les choses au-delà de leur valeur », il se rendait seul à l’Opéra où il fut assidu, fréquenta chez la duchesse de Choiseul. « Il aime beaucoup notre cuisine, boit et mange avec une grande présence d’esprit. Il se grise volontiers, mais sa grande passion est celle des femmes, auxquelles il se livre indistinctement. » Ce fut sa perte. Embarqué pour le retour par l’océan Indien, il séjourna sur l’île de France où il rencontra Bernardin de Saint-Pierre, puis à La Réunion alors Bourbon, mourut en mer de la petite vérole, fut immergé au large de Madagascar.

Si les Français avaient fait d’Ahutoru un libertin, il en fut autrement de celui que les Anglais appelèrent Omaï, et dont le nom fut peut-être Ma’i. Contre l’avis du capitaine Cook, lequel ne voyait pas l’intérêt de « s’encombrer de cet homme, qui n’était pas à mon avis un échantillon bien choisi des habitants de ces îles heureuses, n’ayant ni les avantages de la naissance ni ceux d’un rang acquis ». La vie d’Omaï avait été bouleversée par les combats, il avait perdu son père sur l’île de Raiatea, les biens de sa famille avaient été confisqués, il s’était enfui enfant de Bora Bora avant d’y être sacrifié. Après quelques années à Tahiti, Omaï avait mené une expédition sur son île natale pour la libérer des envahisseurs, avait échoué, vivait depuis sur l’île de Huahine en étranger à peine toléré. Contrairement à Ahutoru, issu d’une famille de chefs, Omaï est un déclassé et un rebelle. Emmené en août 1773, il avait passé quatre ans avec l’équipage, avait appris l’anglais, fut l’interprète du capitaine, et vécut deux ans en Angleterre. Au fil du temps, Cook avait reconnu l’erreur de son impression première. « Je doute fort qu’aucun autre naturel eût donné par sa conduite autant de satisfaction qu’Omaï. Il a très certainement beaucoup de facilité pour tout comprendre, de la vivacité d’esprit et des intentions honnêtes. »
Mais pendant toutes ces années, Omaï ne perdait pas de vue son projet qui était la vengeance, préparait son retour, menait une vie ascétique. « Je n’ai jamais entendu dire que pendant la durée de son séjour en Angleterre, qui fut de deux ans, il eût été une seule fois pris de vin ou se fût montré disposé à outrepasser les bornes de la plus rigoureuse modération. » Revenu à Huahine lors du dernier voyage de Cook, muni des objets inconnus et des armes à feu des Anglais, il entendait enfin asseoir le prestige qu’il estimait mériter. « En vue de la construction d’une petite maison pour Omaï, où il pût mettre en lieu sûr pour son usage personnel ce qu’il avait rapporté d’Europe, on mit au travail les charpentiers des deux bâtiments. » En 1790, paraîtrait un livre de l’abbé Baston, Narrations d’Omaï, insulaire de la mer du Sud, ami et compagnon de voyage du capitaine Cook. Loin de l’imagerie attendue du bon sauvage, on découvrirait un homme cruel et violent à son retour dans les îles.

Comme les trois Indiens tupi amenés du Brésil au seizième siècle et présentés au roi et à Montaigne, ces deux-là furent aussi les hommes du premier contact, Ahutoru présenté au roi Louis XV et Omaï au roi George III. Ils surent se plier aux usages de cour, furent admirés l’un et l’autre pour leur parfaite maîtrise des cérémonials, leur goût du protocole, devant ces nobles emperruqués et poudrés, accoutrés de fraises et jabots, retrouvant avec aisance l’habitude des rituels et de la hiérarchie complexe de leur propre société, la révérence aux grands prêtres, leurs cérémonies sur le marae de remise des plumes rouges aux chefs, les ari’i, la confection des parures et de la ceinture royale du maro’ura symbole du pouvoir.
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J'éprouvais l'étrange sentiment qu'il ne faudrait pas être ici, laisser ces paysages à leur isolement. On s'attend à la beauté mais on rencontre le sublime farouche, parfois une Bretagne ou une Irlande tropicale.
(page 89)
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Tupaia
Au début de mon séjour à Tahiti, je quittais peu la cabane, assemblais des bribes et les quelques traces que Gustave Viaud avait laissées de sa brève existence dans les îles. Je découvrais que, de ces premiers navigateurs, le plus lucide, celui qui ambitionnait « non seulement d’aller plus loin qu’aucun homme n’était encore allé, mais aussi loin qu’il était possible d’aller », celui qui avait bourlingué de la banquise antarctique à l’Alaska, James Cook, après avoir abordé l’île sur les traces de Wallis, avait effectué un deuxième voyage quatre ans plus tard depuis les icebergs tout au sud, était revenu encore en 1777. Son récit traduit en français était lu par Louis XVI, lequel ordonnait à la Royale de ne jamais inquiéter la flotte de Cook, tant les bénéfices de ses explorations apportaient au monde entier. Cette lecture fut cause encore du lancement par le roi de l’expédition géographique du capitaine La Pérouse.
Cook avait séjourné plus longtemps et plus fréquemment sur cette île où Samuel Wallis était resté un mois, et Louis-Antoine de Bougainville dix jours, il est aussi le plus judicieux, le moins aveuglé, comprend qu’il s’agit d’une rencontre entre deux civilisations dont les critères diffèrent en tout, et que les mœurs ne sont ni pires ni meilleures qu’ailleurs. Dès son premier voyage, Cook voit à Tahiti des ossements humains sur le marae de Mahaiatea, sur l’île de Raiatea des alignements de mâchoires après la conquête de l’île par les guerriers de Bora Bora. Sur cette île de Raiatea, il rencontre un homme qui se fait appeler Tupaia – « celui qui a été battu » –, il fut grand prêtre dans une chefferie de Tahiti, victime de la guerre et blessé, ostracisé, il demande à Cook de l’emmener : « Quelque temps avant notre départ de cette île, des naturels s’étaient offerts à partir avec nous, et comme ils pouvaient nous être utiles pour nos futures découvertes
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Pendant plusieurs dizaines de millions d’années après leur surgissement au milieu de l’océan par l’action sismique et volcanique, ces lieux furent libres de toute présence humaine. L’île haute, l’île escarpée, qu’entoure une étroite bande côtière bordée du récif corallien, hérissée de pics, de crêtes, d’arêtes et de cascades, est une formation récente à l’échelle de la géologie. Les vents et les oiseaux avaient apporté les graines et les insectes. L’ensemble des données linguistiques et botaniques, archéologiques et biologiques attestaient de la venue tardive de populations du Sud-Est asiatique, d’archipels en archipels, par bonds successifs, au long des générations, les premières sans doute après le début de l’ère chrétienne ou dans les premiers siècles de celle-ci.
Je voyais les longues pirogues à balancier naviguer toujours plus loin vers l’est, sur des milliers de kilomètres. Une vision satellitaire, avant de redescendre au ras du sol parmi les hommes et les plantes, offrait en accéléré une chronologie courte. Jusqu’au neuvième siècle, le niveau de la mer est supérieur de plus d’un mètre, la végétation endémique trop pauvre, la diversité de la faune et de la flore insuffisante pour y vivre de chasse et de cueillette. L’installation se fait par sauts de puce, des allers-retours, une série de bonds, les îles Sous-le-Vent puis les îles du Vent, les Tuamotu, les Marquises encore plus à l’est, enfin l’île de Pâques, la plus proche de la côte américaine.
La navigation hauturière des pirogues à double coque apporte le taro et l’igname, l’arbre à pain et le bananier, le mûrier et l’hibiscus, la canne à sucre et le cocotier, le pandanus pour couvrir les toits, le poulet et le chien et le cochon pour les manger. Une avant-garde surveille les plantations et les élevages avant l’arrivée d’une colonie plus nombreuse. Si, à l’époque des premiers contacts, les populations vivent en harmonie avec leur environnement et sans disette, c’est après des siècles de travail et d’habileté, l’invention des techniques de pêche dans les lagons et les récifs et d’irrigation des cultures.
Non seulement ces hommes ne vivent pas depuis des temps immémoriaux dans une nature édénique mais dans un paysage qu’ils ont façonné depuis peu, ils ne vivent pas non plus en paix. Dans la Nouvelle-Cythère comme ailleurs et partout dans le monde, la guerre fait rage entre les chefferies et les hommes n’y sont pas moins sanguinaires. Si leur ingéniosité taille et polit l’hameçon en nacre elle invente aussi le casse-tête et la lance à pointe de pierre. Sur chaque île des conflits meurtriers opposent les clans. Dès qu’un chef est parvenu à asservir l’ennemi, après qu’il a offert à ses guerriers le festin cannibale de quelques vaincus, il les envoie soumettre l’île voisine, arme les pirogues de combat pavoisées des fétiches.
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Vidéo de Patrick Deville
Rentrée littéraire - "Samsara" de Patrick Deville - éditions du Seuil
Les deux héros de ce « roman sans fiction » semblent avoir vécu plusieurs existences. le jeune avocat londonien Mohandas Gandhi en redingote noire et chapeau haut-de-forme devint l'infatigable marcheur vêtu de drap blanc, tandis que Pandurang Khankhoje, lui aussi militant indépendantiste indien, bourlingua un peu partout dans le monde, du Japon à la Californie, combattant révolutionnaire au Moyen-Orient pendant la Première Guerre mondiale, par la suite exilé au Mexique et proche de la petite bande de Diego Rivera et de Frida Kahlo. Il deviendra alors un scientifique célèbre, mènera des recherches en agronomie comme Alexandre Yersin, le personnage principal de Peste & Choléra venu en Inde lors de la grande épidémie de peste.
Le « samsara » définit la grande roue des vies successives à travers la réincarnation. Et c'est bien dans une grande roue que nous entraîne Patrick Deville dans ce nouveau roman, vaste fresque peinte tambour battant, sur un rythme haletant, de l'Inde coloniale puis indépendante, à travers les deux figures fil rouge de Gandhi le pacifiste, et plus encore de Khankhoje le révolutionnaire cosmopolite.
C'est pendant une autre épidémie, récente, que le narrateur parcourt un pays devenu le plus peuplé du monde, depuis les contreforts de l'Himalaya jusqu'à la pointe extrême du sous-continent, à Kanyakumari au sud du Tamil Nadu. Il rencontre des historiens et des géographes, des écrivains et des étudiants, et grâce à eux essaie de comprendre un peu l'histoire des bouleversements souvent terribles qui se sont enchaînés, depuis l'installation du Raj britannique à Calcutta dans les années 1860 jusqu'à nos jours.
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