J'ai rêvé l'autre nuit que je lisais ce livre.
Cela faisait longtemps que je rôdais autour de ses pages.
Longtemps je me suis trouvé à la lisière de son récit, j'hésitais à en pousser les grilles, les énormes portes de ce monument. À chaque fois, j'avançais d'un pas et je reculais de deux. Je ne sais pas pourquoi.
D'où venait sinon ma peur, mon appréhension ?
Ce roman est tout simplement beau. Je le sais maintenant.
Beau, d'une beauté gothique, ténébreuse, vertigineuse...
Une beauté intemporelle.
Non, ce n'est pas une inconnue rencontrée dans une librairie qui m'a pris par la main pour me guider à tâtons vers les étagères où sommeillait ce livre. Je vous avoue l'avoir trouvé tout simplement dans une boîte à livres... Mais ces endroits appelés bêtement boîtes à livres, comme on parlerait de boîtes à chaussures ou de boîtes à tabac, sont en vérité de petites citadelles qui ressemblent à des îles où il est bon de venir s'échouer, qu'il faut ouvrir au grand jour, dépouiller sans cesse et nourrir avec satiété. Il arrive aussi qu'on n'y trouve que des livres neuneus... J'en connais une par exemple, c'est à croire qu'on lui a jeté un sort... Ce livre-là n'en est pas un, bien au contraire. Demain, j'en ferai autant, je le ramènerai à son chemin initial qu'il poursuivra vers d'autres mains, d'autres chavirements.
Elle, je voudrais l'appeler L. je ne sais pas pourquoi. Elle, c'est la narratrice. J'aurais voulu connaître son petit nom de baptême, j'aurais voulu être le seul à le connaître. Comme un secret qu'elle m'aurait confié rien qu'à moi, dans un rêve.
J'ai rêvé l'autre nuit qu'elle me révélait son prénom. Certains personnages continuent de vivre après les livres.
Elle s'approchait tout doucement de mon oreille, elle avait posé les mains formant le creux d'un coquillage dans lequel on s'apprête à chuchoter. Je vais t'avouer un secret : celle qui tremblait de peur en arrivant à Manderley, celle qui s'effrayait de la présence de Mrs. Danvers et de l'absence de
Rebecca tout aussi présente que jamais, celle que tu découvres dans ces premières pages avait un prénom et un nom avant de s'appeler Mrs. de Winter ou plutôt avant qu'on dise d'elle la nouvelle Mrs. de Winter... Je m'appelle...
C'est alors qu'un volet claqua dans la nuit, je me réveillai, la belle s'enfuit. Je ne saurai jamais son prénom, ni son nom. Elle sera éternellement la nouvelle Mrs. de Winter, qui épousa là-bas sur la Côte d'Azur ce jeune veuf fringant et un peu énigmatique, Maxim de Winter, avant de regagner au bras de son époux la demeure de Manderley sur la côte nord-ouest de l'Angleterre...
C'est terrible d'avancer dans une histoire, sans avoir de nom, sans presque exister ainsi. Jusqu'à en perdre l'identité. D'être écrasée par l'autre, là-bas. D'être effacée par celle qui s'appelle, qui s'appelait, qui s'appellera toujours
Rebecca.
Sur la jaquette du roman que j'ai encore sous les yeux, il y a Joan Fontaine dans le rôle de la nouvelle Mrs. de Winter, elle semble perdue entre désarroi et fatalité et Judith Anderson dans le rôle de la sombre et froide Mrs. Danvers penchée derrière elle, le regard menaçant. Une fenêtre donnant sans doute sur le vide les encadre... Je crois deviner à quelle scène du livre cette image se rapporte... J'en ai encore des frissons rien que d'y penser.
Ah ! Comme j'aimais cette actrice hitchcockienne, pour moi ma préférée parmi toutes celles que le grand maître du suspens avait invité dans la lumière des projecteurs. Ma mère sur des photos où elle était jeune ressemblait à Joan Fontaine. Ma mère avait toujours un sourire un peu figé sur les photos, avec cette lèvre légèrement retroussée qui lui donnait à la fois un air inquiet et désinvolte. Elle n'avait que neuf ans de moins que Joan Fontaine...
J'ai rêvé l'autre nuit que ma mère tournait dans un film d'
Hitchcock. Non, je déconne... Je ne l'ai pas rêvé. Mais j'aurais très bien pu le rêver... du moins, j'aurais tant voulu le rêver... Et puis après tout, à quoi cela aurait-il servi de le rêver ?
J'ai imaginé qu'en franchissant les grilles de Manderley, elle avait aussi ce même sourire figé, elle.
Celle qui arrive fraîchement mariée à Maxim de Winter dans l'immense demeure de Manderley n'a rien de commun avec tout ce qui s'est passé dans ces lieux avant elle. Je l'ai ressenti déjà en la précédant sur les lieux, mais je voulais lui garder la surprise...
Je l'ai suivie dans les allées sombres du parc, je l'ai suivie découvrant les rhododendrons, la roseraie, le reste du jardin où sans doute venaient le soir les libellules et les lucioles dans des vols insolites, je l'ai suivie jusqu'à cette autre aile de la demeure qui restait comme un lieu secret, un lieu interdit, dominant la mer, le vide, si proche du vertige... Plus tard je l'ai suivie encore descendant vers la petite crique en contrebas...
Je m'imprégnais de chaque lieu comme elle, j'avais envie de lui prendre la main, de lui dire de faire attention à ne pas trébucher...
Pourtant, j'ai aimé aussi ce brouillard blanc empli d'une odeur de sel et d'algues, comme ici près de chez moi...
Jamais livre ne m'avait ainsi obsédé avec autant d'entêtement.
Je voyais bien que la force narrative de Daphné du Maurier était de m'entraîner dans les dédales de ce livre comme on jette quelqu'un dans le labyrinthe d'une maison, puis qu'on verrouille à double-tour en prenant soin de jeter la clef au fond du puits.
Rebecca, c'est une splendide construction aussi imposante, aussi solide qu'une demeure.
Il est des livres qui ressemblent aux demeures qui les habitent.
Je m'étais posé devant ce vieux secrétaire au style victorien, dans ce bureau de l'aile ouest de la maison, là où il ne fallait pas mettre les pieds. Mais au moins, j'étais tranquille, personne ne viendrait me déranger...
Je pensais à
Rebecca. Comment une femme qui avait disparu pouvait autant habiter, incarner ce lieu ? Ce livre ? On sentait sa présence, son ombre, sa respiration à chaque couloir, à chaque page. C'est peut-être là que réside la force littéraire de
Rébecca, dans cette évocation.
Rebecca avait le don de gagner la sympathie des gens.
Rebecca omniprésente.
Rebecca qui n'avait peur de rien.
Rebecca qui prenait possession du lieu, du monde, du coeur des gens. Jusqu'où fallait-il craindre
Rebecca ?
Rebecca, qui serait là toujours présente dans cette maison tant que cette maison serait debout.
Rebecca qui ne vieillirait jamais, qui resterait éternellement jeune.
Daphné du Maurier a réussi à nous tenir en haleine avec un personnage féminin qui n'est plus là, ou plutôt, si, elle est là tout le temps- là.
Il y avait toujours Mrs. de Winter ceci, Mrs. de Winter cela...
Elle, la nouvelle Mrs. de Winter, on l'examine de la tête aux pieds. Les gens la regardent sur toutes les coutures, d'un oeil soupçonneux la comparant inévitablement à
Rebecca.
Et si
Rebecca n'avait rien à voir avec l'image parfaite qu'elle renvoyait ? Après tout...
Tandis que la nouvelle Mrs. de Winter n'avait à opposer elle que bonté, timidité, sincérité. Je le savais.
Les fantômes ont la peau dure. C'est fou, ces fantômes qui n'existent que par la volonté diabolique des seuls vivants !
Daphné du Maurier avait réussi ce coup de génie de la faire être sans cesse présente, plus que tout autre personnage.
J'étais là à me battre avec ma chronique sur des feuilles de brouillon éparpillées que j'avais couvertes de lignes, quand tout d'un coup il y eut un courant d'air. La fenêtre s'ouvrit avec violence faisant entendre le rugissement de la mer. La porte du bureau était grande ouverte et elle se tenait là sombre et droite dans sa stature figée et glaçante, Mrs. Danvers. Elle s'avança vers moi d'un air menaçant.
Qu'est-ce que vous écrivez là ? Vous parlez de
Rebecca, c'est cela ? Vous êtes en train de dire du mal d'elle ? Vous n'avez de pensées respectueuses que pour l'autre là-bas, l'insignifiante, celle qui devrait repartir d'ici au plus vite, ça se voit sur votre visage. Elle s'était approchée de moi, du secrétaire, voulait s'emparer des feuilles, il y eut un autre courant d'air et les feuilles s'envolèrent par la fenêtre. Me penchant à travers celle-ci, je les voyais partir dans le vent, elles allèrent vers les rhododendrons. Je descendis aussitôt les escaliers, je courus dehors. Je voyais les feuilles voler parmi les libellules et les lucioles du soir et je me disais qu'il y avait comme une grâce dans ce mouvement. Mais brusquement une pluie venue de nulle part se déversa sur le paysage comme un seau d'eau, effaçant les libellules, les lucioles, l'encre sur les feuilles... C'en était fini de ma critique, tandis que derrière la fenêtre du salon je voyais le visage narquois de Mrs. Danvers savourer sa victoire...
La paix à Manderley reviendrait-elle un jour ?
J'ai rêvé l'autre nuit que je retrouvais les pages de ma critique.
Puis les mots sont revenus, il suffisait de fermer les yeux. Attendre que le coeur s'apaise après cette lecture envoûtante.
Que dire de plus ? Que j'ai été conquis par cette incroyable construction, un subtil édifice romanesque d'une structure classique, associant avec grâce et habileté un récit sentimental, un thriller haletant, dans une atmosphère jouant sans cesse avec l'étrangeté comme au bord d'un royaume mi réel, mi-rêvé, entre les vivants et les morts.
Rebecca, c'est un puzzle qui se construit pièce par pièce.
La belle mécanique est si parfaitement huilée qu'on ne s'attend jamais à voir surgir l'instant où le récit va basculer de l'autre côté de l'histoire et nous happer dans sa nasse, nous rincer comme un bateau pris dans les tenailles d'une tempête et nous rejeter harassé sur le bord du rivage...
J'ai rêvé l'autre nuit que je retournais à ce livre.
Il est des romans qui vous habitent à jamais comme des maisons.