Émile regarde au fond de son sac. Quelques sous noirs, des jujubes. Il est déçu. Non par sa mince récolte, mais plutôt
par son accoutrement, qu’il juge dépassé, sans intérêt.
– C’est pas que c’est con, papa! Ça fait au moins douze vampires qu’on croise… Je me sens comme tout le monde!
Il a raison. Pour l’originalité, on repassera! Sans trop réfléchir, je l’incite à traverser la rue.
– Les adresses impaires, ça c’est payant!
N’importe quoi pour faire diversion! La cape molle, les fausses dents dans la main gauche en signe d’abandon, Émile se frotte les joues en simulant un picotement. Je sais pertinemment qu’il essaie, à chaque coin de rue, d’enlever en catimini ce similimaquillage acheté en vitesse à la pharmacie près du resto. Un autre Dracula se dandine à trois mètres de nous. Ses parents, en retrait, discutent tout en lui jetant des tonnes de coups d’œil inquiets. Émile attend son tour. Le petit vampire lance un merci obligé, à peine prononcé, et court montrer son butin. Des sorcières au chapeau trop grand, des petits oursons aux pas incertains, des punks déguisés en punk, des fées aux ailes ramollies et un concours improvisé de sosies de Harry Potter! Et des vampires… trop de vampires! Émile a la fâcheuse manie de triturer ses vêtements lorsqu’il hésite, ne veut pas suivre une consigne.
Des monstres plus ou moins convaincants, mélange de zombies et de clochards saouls, pressent le pas et Émile sent qu’il ne peut plus prolonger l’attente. Crocs en bouche et sac au vent, il avance vers le balcon, emprunte l’escalier de fer forgé qui chambranle sous ses talons décidés et appuie longuement sur la sonnette. Trop. J’entends un «du calme, du calme, j’arrive!» Charmant! J’imagine l’hôtesse: une vieille cinglée avec un filet de bave au coin des lèvres, poignard caché dans le dos. Comme il s’apprête à me dire qu’il n’y a pas de réponse, la porte s’ouvre dans un grincement rappelant une certitude†: l’immeuble date du début de l’autre siècle tout comme son occupante.
– Il me reste seulement des petits bonbons à l’aneth!
– Euh… Joyeux Halloween, madame†!
Elle aurait pu lui donner la friandise, fermer la porte et aller prendre un bon bain chaud. Il a fallu qu’elle dise «le» truc qu’il ne fallait pas.
– Tiens, tiens, si c’est pas le trentième Dracula que je voisce soir, j’en ai pas vu un seul!
Émile baisse la tête et, même si je suis à quelques pieds de lui, je l’entends clairement grincer des dents. Mon regard se porte quelques instants sur la vieille qui fixe encore mon fils et, intrigué, je me demande si elle est déguisée ou bien si cette robe en jute fait partie de sa garde-robe. Elle me sourit avec les dents qu’elle peut et agite dans les airs son bras droit au bout duquel je devine un bonbon datant de la belle époque du Steinberg.
– Le papa en veut? grogne-t-elle.
Émile termine à peine sa réplique et sprinte vers ma voiture. Je dis «†voiture†», juste pour me convaincre que j’en possède une. Moitié bunker, moitié corbillard, hybride sans prix d’une décennie lointaine. Prendre cette expression au premier degré.