Elle avait le temps long, entre l'oreille et le cerveau.
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Le monde ne va jamais. La plupart du temps il fait semblant. Et tout le monde s'en accommode. Plus ou moins bien. Avoir vingt ans ou presque quand le monde montre son vrai visage, c'est une ivresse inoubliable. Comme un volcan. On a beau savoir que la lave est en permanence en ébullition sous nos pieds, on reste fasciné par le spectacle de son imprévisible éruption. Même s'il n'en résulte que désolation, souffrance et misère.
Mon grand-père Jules, comme tous ces vieux que trois guerres n'avaient pas empêchés de vivre plus d'un siècle, avait le sens de la formule. Je le vois encore, dans les années trente, dans sa petite ferme sous Vézelay, l’œil vif et rond, la moustache en brosse tombant sur ses lèvres comme un chaume sur l'arête d'un toit, roussie à l'endroit où s'appuyaient des cigarettes mi-fumées qui se succédaient sans répit. Un jour, l'ancien qui était avare de mots avait lâché de retour de la veillée funèbre d'un jeune de la commune emporté par la tuberculose : « Il n'y a pas d'orgueil sur le visage d'un mort. » Le lendemain, au retour de l'enterrement, il avait lancé dans la communauté assemblée : « À quoi ça sert de mourir, si les vivants restent aussi cons ? »
Je ne saurai jamais si la plus grande preuve d'amour que je lui ai donnée ne fut pas de lui offrir seulement mon amitié.
La nausée m'a pris, pour ne plus me quitter. J'allais commettre un meurtre, de sang froid. Ôter la vie à un inconnu dont je ne savais rien. Ni de son histoire ni de ses fautes.
Un jour, l'ancien qui était avare de mots avait lâché de retour de la veillée funèbre d'un jeune de la commune emporté par la tuberculose : « Il n'y a pas d'orgueil sur le visage d'un mort. » Le lendemain, au retour de l'enterrement, il avait lancé dans la communauté assemblée : « À quoi ça sert de mourir, si les vivants restent aussi cons. »
Ces deux phrases me sont revenues alors que la mort me guette en faisant semblant de m'ignorer. Je ne suis pas dupe et n'ai pas plus de crainte qu'à l'approche d'une grosse sieste coloniale. Si la mort était si terrible que ça, depuis le temps, un paquet de gens en seraient revenus pour se plaindre.
Å l'abri de la lumière du jour derrière des volets clos, elle cachait la trace des coups qui lui marquaient le visage, un dégradé de bleu et de noir. Cela ne suffisait pas à masquer qu'elle était une belle femme. On lui avait reproché ce que le pays profond tout entier avait fait : coucher avec l'Allemand.
Elle l'avait fait par amour, le pays par intérêt. Å la façon qu'elle avait de se tenir, les jambes serrées, je crus comprendre que certains bons samaritains avaient joint l'agréable à ce qu'ils pensaient utile, l'humilier.
J'étais parvenu, à force de patience, à dériver l'acidité de Claudine sur les autres, de telle sorte qu'elle n'avait jamais aucun propos désobligeant à mon égard. Et puis avec mon embonpoint je devais lui rappeler le nounours de son enfance.
Je comprenais maintenant pourquoi mon père riait si peu. Parce qu'il avait des convictions. Et que le rire sème le doute.
Le champ de courses a fait sa réouverture. Le plateau n'était plus celui d'avant l'Occupation. Les grands propriétaires juifs s'étaient éclipsés. Certainement de peur qu'on ne leur demande de coller une étoile jaune sur le dossard de leurs chevaux. Pour le bonheur des propriétaires français de souche qui entrevoyaient un avenir radieux pour leurs tocards.