Prologue
- Je ne lâcherai pas prise.
Sa propre voix résonnait étrangement à ses oreilles. Rauque et caverneuse. Sans doute à cause de toute l'eau salée qu'elle avalée. Son nez et sa gorge la piquaient comme s'ils avaient été frottés avec de la lessive. Derrière la coque retournée du canot de sauvetage, les vagues dansaient sans discontinuer sur la ligne infinie de l'horizon.
Il aurait pourtant été si facile de se laisser aller.
Ses doigts, rougis par le soleil, étaient agrippés au canot depuis des heures maintenant. Et elle avait réussi à maintenir la tête hors de l'eau. Pendant quelques temps, un homme s'était accroché à l'autre bord du canot - un survivant, comme elle, qui avait pu sauter du steamer juste avant qu'il ne sombre. Il pensait être capable de retourner le canot dans le bon sens une fois que la mer se serait calmée.
Le sort en avait décidé autrement. Une vague plus furieuse que les autres les avait submergés. Quand Emma avait refait surface, l'homme avait disparu. Il n'avait même pas eu le temps de crier avant d'être emporté.
Autour d'elle, c'était le silence, ou presque, excepté le roulement incessant des vagues. Parfois, un poisson sautait en l'air, mais aucun oiseau n'était là pour s'en repaître - la terre était trop éloignée. Le ciel, d'un bleu immaculé demeurait désespérément vide.
Emma avait les bras à demi engourdis. Et son estomac était douloureux à force d'avoir avalé de l'eau salée qu'elle recrachait en toussant. Mais le pire, c'était la soif.
La tempête était arrivée sans prévenir. Tout à coup, la mâture du steamer s'était mise à craquer. Sa mère avait hurlé.
A présent, il ne restait plus rien du fier navire qui fendait la mer quelques heures plus tôt. Quelqu'un qui passerait dans ces parages déserts ne devinerait jamais quel drame s'était déroulé ici. Sa mère l'attendait maintenant au fond, avec son père.
L'océan attendait, lui aussi. Emma sentait comme une main invisible l'attirer doucement vers le bas. S'abandonner à son invitation ne semblait pas si terrible.
De toute façon, personne ne viendrait à sa rescousse.
Et pourtant, ses mains refusaient de lâcher prise.
Elle les contempla. Sa mère les aimait beaucoup - c'étaient des mains de pianiste, assurait-elle. "La térébenthine les attaque. Mets des gants quand tu peins, Emmaline. Ce serait dommage d'abîmer tes mains avant ton mariage."
Emma avait trouvé étrange cette idée de mariage, pour ne pas dire saugrenue. "Je rêve d'une grande aventure", avait-elle déclaré la veille au soir au capitaine, lors du dîner. Plus tard, de retour dans leur cabine, ses parents n'avaient pas manqué de la réprimander. Elle se rendait à Delhi pour se marier, et il n'était pas convenable de parler avec autant de légèreté. D'autant que son promis était un personnage important, là-bas. Elle devait se conduire en conséquence.
Une larme roula sur sa joue. Plus chaude que la brûlure du soleil, et plus salée que l'eau de mer. Ses parents la morigénaient souvent, mais toujours avec la gentillesse. "Tu es si têtue, Emmaline ! Il faut bien que nous te guidions..."
L'autre naufragé était convaincu q'on ne pouvait retourner le canot. La mort l'avait empêché de mettre son projet à exécution. Mais si un seul homme en était capable, une femme le pouvait également ?
Emma inspira un grand coup, et se hissa le plus haut qu'elle le put sur la coque, le bras tendu afin d'atteindre l'autre bord.
Mais c'était trop loin. Ses forces l'abandonnèrent, et elle retomba dans l'eau en gémissant.
Elle ferma les yeux, épuisée.
Une nouvelle larme lui échappa, suivie d'autres. Mais elle ne renoncerait pas pour autant.