L'hiver peut être une feuille blanche ou bleutée sur laquelle on écrit. Lors de ma dernière visite ici, aucun être vivant n'avait inscrit ses traces dans la neige. Aucune empreinte de patte ou de sabot, pas même une jolie broderie laissée par des griffes de campagnol. Aucun oiseau. Aucune trace. Tout semblait s'être effacé dans cette blancheur et la forêt, sombre sous les branches enneigées, se reposait sur elle -même. Aujourd'hui c'était différent. Tout était aussi immobile, mais quelque chose s'était produit.
Des roses de givre se déployaient sur la fenêtre de la véranda. Des cristaux de sel s’ouvraient et se métamorphosaient en brindilles ou en jeunes pousses. Tout aspirait à prendre forme : une brindille, de la mousse, une rose, une aile. La marque blanche sur le chanfrein d’un cheval devenait une étoile. Mais l’œuvre de l’homme était tout autre. La moisissure de lumière des grandes villes se propageait, informe, pour conquérir la planète. Il suffisait de voler pour s’en apercevoir. Nos vols ne sont pas ceux des oiseaux.
Il vaut mieux savoir que le contraire. L’ignorance fait naître une peur étrange et obsédante.
Avant de m'endormir, j'ai repensé au loup que j'appelais Haut-sur-Pattes.
Il est là, quelque part. Ses griffes épaisses et son ouïe fine. . Elle écoute la forêt en permanence. Ceux qui lui veulent du mal avancent à pas lourds, voient ses empreintes et son urine jaune dans la neige. Page 134
Le grenier baignait dans la pénombre. Trois ampoules auraient dû éclairer la pièce mais seule une fonctionnait. Je me suis installé dessous pour armer les pièges. Puis je suis allé les placer. Au fond du grenier, il faisait encore plus sombre. L’obscurité était presque totale. Je devinais tout de même les bois des élans et les oiseaux empaillés sur leurs cailloux artificiels. Mais les bois étaient emmêlés, les oiseaux s’étaient couchés et les grands rapaces avaient chaviré en appui sur les ailes.
C’était la forêt de la mort et je m’y trouvais. Ce que je ressentais n’était pas de la peur, c’était bien pire. Les grands bois ramifiés des élans et ceux, pointus, des chevreuils cherchaient à s’emparer de moi. Il m’était impossible de sortir de cette forêt des morts. Les bois me menaçaient. Les becs et les griffes acérés voulaient me déchiqueter. Leur force et leur sauvagerie auraient dû être anéanties mais à présent elles faisaient planer sur moi une ombre terrifiante dont je n’arrivais pas à me protéger. Je ne parvenais pas à dire un mot. Ni même à émettre un cri. J’étais piégé. Cerné par les bois et les becs. J’avais des sueurs froides. Je vais mourir, ai-je pensé. Non, je ne l’ai pas pensé, je l’ai senti. Ils vont atteindre mon cœur. Ma vie.
Puis je ne me souviens plus de rien. Excepté qu’Inga était soudain près de moi.
Les mots peuvent-ils faire disparaître la peur ?
Lorsqu’un chef de clan a manqué sa proie, on l’appelle le « Loup Mort » pour le temps qui lui reste à vivre, et ce n’est guère longtemps.
J’ai continué à penser aux oiseaux. Si les migrateurs ne venaient plus chez nous au début du printemps, si, malgré des millénaires de mémoire génétique, ils étaient finalement incapables de traverser les zones de guerre ou de faire une halte sur des terres submergées par les grandes inondations, nous manqueraient-ils ?
Le sommeil me faisait dériver comme des bancs de nuages compacts. Lorsque l'un d'eux s'éloignait, Inga se remettait à scintiller.
Nos vols ne sont pas ceux des oiseaux.