L’ai-je perdu moi ? L’ai-je perdu le soir du carnaval où j’ai dansé nue pour lui, dans les bosquets du Luxembourg lorsque je le laissais caresser mes cuisses, dans les chambres des hôtels où il m’entraînait, déchirait mes vêtements et léchait ma peau grain par grain ?
Je le laissais me prendre, sans jamais dire non. Aucune résistance, aucune force à opposer à son désir. André m’avait pourtant mise en garde contre les hommes. Pense à ton honneur, à celui de notre famille et n’oublie pas la « chose ». Le pouvoir de la « chose ».
- L’artiste est au-dessus des contingences, me dit Amedeo. Nous, c’est un monde, tes bourgeois de parents, c’en est un autre, loin de nous désormais.
Nous étions en paix et ne le savions pas.
Que la mort fasse son entrée, rue de la Grande-Chaumière, par la grande porte. Qu’elle vienne m’arracher Amedeo, fardée et déguisée sous l’habit de l’amour.
Je l’attends.
Alors je lui dirai de m’emporter moi aussi. Je ne vivrai pas plus de vingt-quatre heures sans lui.
- Il la baise ! me dit Soutine. C’est une de ses nombreuses putains. Une nana venue de Marseille, un peu perdue ici… N’en fais pas tout un plat. Les hommes sont infidèles par nature. Leur amour n’a rien à voir avec ça. Il t’aime, mais il la baise. C’est la vie, chasse ce romantisme en toc, et souris un peu. Moi, je ne suis resté fidèle qu’à ma mère.
J’ai été heureuse, toutes ces années.
J’ai connu l’amour, le grand amour, les sentiments que la plupart des jeunes filles de mon âge relèguent au fond d’elles-mêmes par peur ou par bienséance, dans une boite vissée à double tour. Elles n’en ouvrent jamais l’opercule doré.
- Ne me laisse pas seul avec la mort, ma petite sœur, ma fée. Je crois que j’ai un peu peur… J’ai un peu peur de m’en aller sans toi sur ce chemin.
Hier soir je suis tombée amoureuse d'Amedeo Modigliani.
On me dit blonde. On me dit brune. Personne ne me voit jamais telle que je suis.
Je me sens dépressionnaire. Je suis comme le temps, nuageux et, parfois même, complètement maussade.