25 janvier 1920. Je me suis endormie quelques heures sur le parquet. Corps lourd, épuisé. L'hiver entre dans la chambre par la fenêtre grande ouverte. Je m'approche, je me penche. Les flocons forment un tapis immaculé sur les pavés. Mes phalanges raides agrippent la pierre granuleuse du parapet. Une pellicule de neige s'est déposée au fil de la nuit. Le tic-tac de l'horloge rythme le va-et-vient de mon corps au-dessus du vide. Est-ce que je criera? il paraît qu'on crie.
Un désir fou a vaincu ma mélancolie.
Parfois, Amedeo me rejoint dans les allées du Luxembourg. Près de lui, tout s’illumine d’une lumière jaune orangé, comme si je n’accédais plus aux tonalités lactescentes qui nimbent mes propres tableaux.
Je croise une silhouette dans le miroir de l'entrée. Je sursaute, pensant qu'il s'agit de la gardienne ou de mon père sur le point d'ouvrir sa boutique par la porte de service.
Mais ce n'est que moi, Jeanne Hébuterne, née le 6 avril 1898 à Galluis, re-née dans la nuit du 16 février 1917 sous le regard d'Amedeo Modigliani.
Jeanne Hébuterne.
Ta beauté se fracasse sur ta jeunesse, Hébuterne. Tu seras une belle vieille dame.
Combien de fois l’ai-je déjà croisé à l’académie sans le voir ? Et pour quelle raison cet homme, dont j’ignorais l’existence, semble soudain essentiel à ma vie ?
J’aime converser avec les statues, les bronzes monumentaux de Rodin comme les reines sans lustres du jardin du Luxembourg. Leurs organes sont chauds, vivants sous l’airain ou le plâtre. Les mots affleurent à leurs lèvres closes.
Décembre 1916
Hier soir je suis tombée amoureuse d’Amedeo Modigliani.
Je descendais l’escalier étroit de l’académie Colarossi. Un vent glacé soufflait par les vasistas ouverts.
J’étais pressée de rentrer. Maman déposerait le faitout en fonte au milieu de la table. Papa réciterait le bénédicité avant qu’elle nous serve. Nous mangerions dans un silence rythmé par nos mastications. Puis, je m’allongerais sous le plaid en mohair et contemplerais la buée lentement recouvrir les vitres du salon.
Soirée calme.
Je l’ai croisé dans la pénombre.
« Parfois, la nuit, mes poumons et ma bouche s’emplissent d’un flot salé dont le goût morbide persiste plusieurs heures après mon réveil. De quels tréfonds viennent ces pensées ? Dans quel abîme se logent-elles ? Je les fuis, mais elles persistent. Je me tâte, me retourne, guette une présence, à droite, à gauche. Je cours, mes jambes me dérobent. Parfois, je tombe à genoux. Je voudrais disparaître. Disparaître. »
On me dit blonde. On me dit brune. Personne ne me voit jamais telle que je suis.