— Allez, décide-toi ! Tu as du maigre et du plus gras, tout est bon dans le soldat. C’est comme dans le cochon et celui-là était un foutu porc, il a failli avoir ma peau et nous on va bouffer sa chair… Sers-toi bien, donne l’exemple !
Je repense à la réflexion d’un soldat quand nous balancions à l’eau les corps des victimes de la rixe : « Il est gras comme un verrat. Dommage de le balancer à la baille… un bestiau de ce poids, ça te nourrit tout le radeau pour des mois. »
Ce n’était qu’une plaisanterie macabre alors que nous soulevions avec difficulté le pondéreux cadavre d’un artilleur ventru, saigné par je ne sais qui d’un coup de baïonnette dans l’artère fémorale.
Je ne mesure plus combien nous nous sommes endurci le cœur autant que l’esprit. À quel point, pour nous, la mort est désormais anodine. Seule nous préoccupe encore la probabilité de notre propre trépas, et nous sommes prêts à tuer le premier qui attente à notre instinct de conservation. À occire notre prochain pour un fond de quart de mauvais vin.
D’autant que cette unique barrique de vin est aux trois quarts vide. Les deux soldats chargés de sa garde en ont, à notre insu, sifflé une bonne partie.
Retrouvés ivres morts, ils ont été balancés à l’eau sans autre forme de procès.
Il avait été décidé que quiconque tenterait de s’emparer de nos provisions serait puni du châtiment suprême. L’affaire n’a pas traîné.
À la pointe de leurs propres baïonnettes, les deux buveurs brutalement dégrisés par la peur ont été poussés à la mer.
Pourquoi donner de ce vin devenu rare à des mourants alors que ces rations permettraient aux plus vaillants de survivre ?
Logique compulsion ! Ce sont ceux qui ont le moins à perdre qui ont le plus envie d’accumuler.
Sur la dunette, Poinsignon pour sa part accumule surtout les griefs envers cet incapable de Chaumareys sans qui cette calamité ne serait jamais arrivée.
Je dénombre déjà pas loin d’une dizaine de spécialistes de la construction navale qui, tous plus péremptoires les uns que les autres, expliquent avec force moulinets de bras comment il faudra procéder.
— Monsieur, nous avons déjà eu un aperçu éclatant de vos dons pour la navigation, nous ferez-vous la grâce de nous épargner vos talents de stratège.
Je le sens franc comme un âne qui recule.