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Citations sur La Mer et le Poison (16)

La bonne femme fut mise en bière des mains de l'employé qui creusait naguère la terre. Suguro suivait des yeux, le visage collé à la fenêtre de son laboratoire, l'homme de peine et l'employé transportant la boîte de bois sous la pluie.
- Où est-ce qu'on l'enterre ?
- Je ne sais pas , moi ! Te voilà revenu de tes illusions ? fit la voix de Toda par-derrière.
- Tout attachement est une illusion.
Suguro, se demandant pourquoi il était resté si longtemps attaché à cette seule femme, avait l'impression de s'en rendre compte pour la première fois. Dans ce monde où, comme disait Toda, tous mouraient, elle représentait la seule chose qu'il aurait voulu sauver : sa première malade. On l'emmenait dans cette boîte de bois mouillée de pluie : la guerre, le Japon, moi, tout cela, désormais, advienne que pourra, pensa-t-il.
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La bonne femme, à ces mots, se leva de son lit, le pire de tous, qui était près de la porte et essaya de s'emmitoufler dans une couverture de soldat déchirée.
- ça va, restez couchée, dit l'assistant Asai de la même voix douce et féminine que tout à l'heure. Puis, du bout de sa chaussure, il repoussa sous le lit un quart d'aluminium aux bords cabossés appartenant à la femme, et qui avait roulé sur le plancher.
- L'intéressée est déjà d'accord. Si de toute façon elle doit mourir, nous voudrions essayer de l'opérer.
- Ah ? fit d'une voix étouffée le Patron en se retournant. Mais son visage ne montrait ni intérêt ni curiosité particuliers pour cette affaire.
- C'est un cas exceptionnel : deux lésions au poumon gauche, des infiltrations au poumon droit, exactement ce qu'il nous faut pour une opération expérimentale sur les deux poumons.
La bonne femme, essayant de couvrir sa poitrine avec les coins de la couverture, leva des yeux apeurés vers le visage raidi de Suguro. Comme la lumière de la lampe ne parvenait pas jusqu'à elle, elle essayait de se faire la plus petite possible pour se cacher dans son coin sombre. Retenant son souffle en voyant les grands docteurs parler d'elle, elle leur faisait courbette sur courbette, comme pour s'excuser.
- Le professeur-adjoint Shibata y tiendrait particulièrement.
- Ah ?
- Faisons faire les tests préopératoires à Suguro.
Vous déciderez ensuite, dit l'assistant Asai ; puis se retournant :
- N'est-ce pas ? fit-il, pressant, à Suguro, qui chercha les visages de l'infirmière-chef Oba et de Toda comme pour chercher du secours, mais l'infirmière en chef s'était fait une expression de masque de nô, et Toda détournait le sien.
- Suguro, vous les ferez ?
- Oui...répondit-il d'une petite voix, en clignant des yeux.
Lorsque le Patron, qui semblait fatigué, sortit dans le couloir, il s'appuya au mur de la grande salle et poussa un profond soupir. La bonne femme, toujours emmitouflée dans sa couverture, continuait de le regarder du coin de son lit, d'un regard de détresse dont il détourna les yeux, gêné. Elle n'avait que cinquante chances sur cent de survivre à une opération ; et de plus, une opération des deux poumons, dont on n'avait fait encore ici que deux expériences, offrait quatre-vingt-quinze chances sur cent de la tuer. Mais même si on ne l'opérait pas, elle mourrait de faiblesse dans les six mois. Et puis à présent, tout le monde mourait. Ceux qui ne mouraient pas à l'hôpital mouraient chaque nuit sous les bombes. Suguro se rappelait les paroles qu'avait murmurées cet après-midi Toda, comme en colère. Après la tournée, la grande salle résonna pendant un moment de la toux sèche des malades, qui montaient et descendaient de leurs lits en s'y agrippant comme des chauve-souris. Suguro pensa distraitement, en sentant la puanteur de cette salle obscure, que si la mort humaine avait une odeur, ce devait être celle-là.
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Depuis que j'avais quitté Ueda, j'avais cru pouvoir faire n'importe quoi pour vivre, mais reprendre mon travail à l'hôpital ne me souriait guère. Mes jeunes collègues, sorties bien après moi de l'école d'infirmières, arpentaient l'hôpital avec de petits airs supérieurs, et me donnaient des ordres. Je savais bien que l'on jasait de mon divorce dans les salles de garde. Avec la permission du gardien de ma maison, je recueillis une chienne bâtarde. Je savais que c'était un luxe de nourrir un chien par ces temps de restrictions de plus en plus austères ; mais c'était ma seule consolation dans cette vie brusquement vide, de vivre avec une chose vivante, un simple chien. Le nom de "Masu" que je lui donnai me rappelait celui de "Masuo" que j'avais voulu donner au bébé. Effrayée à la moindre gronderie, elle faisait pipi et allait se cacher dans un coin de la chambre : et elle servait d'exutoire à toute ma tendresse. Mais lorsque je me réveillais en sursaut dans la nuit et entendais le bruit des vagues, car la mer n'était pas loin de chez moi, son mugissement dans la nuit emplissait doucement mes oreilles, j'étais assaillie d'une inexprimable tristesse. Inconsciemment j'étendais les mains hors du lit et essayais de chercher quelque chose à tâtons. Je m'apercevais à ma propre honte que je cherchais encore le corps d'Ueda, que je croyais avoir oublié, et je pleurais. Je désirais alors sincèrement que quelqu'un voulût bien vivre avec moi.
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Sentant ma tête comme engourdie, je montai sur la terrasse. Sous mes yeux s'étendait la ville de F., comme une grande bête grise. Par-delà on voyait la mer, glauque, lointaine. J'eus l'impression qu'elle me perçait les yeux.
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On commence ?, dit au Patron le professeur-adjoint Shibata examinant le manomètre. Le Patron qui regardait fixement le sol eut une brusque contorsion du corps et fit un signe d'acquiescement. "Nous allons commencer" cria l'assistant Asai. Il se fit un calme tel qu'on aurait entendu quelqu'un avaler brusquement sa salive.
- Début de la dissection : trois heures huit minutes de l'après-midi. Toda, voulez-vous noter.
Saisissant le bistouri de sa main droite, le Patron s'approcha presque courbé du corps du prisonnier. Toda entendit dans son dos la caméra de huit millimètres se mettre à tourner avec un bruit sourd : c'était l'assistant Niijima de la Deuxième Section de chirurgie qui commençait à filmer. Et soudain on entendit parmi les officiers des bruits de toux et d'aspirations précipitées.
- Je suis filmé moi aussi : Toda qui vérifiait le manomètre fut saisi d'un étrange sentiment.
Regardez, là, c'est moi qui viens de regarder le manomètre. J'ai bougé la tête. C'est moi en train de tuer un homme. On va me prendre nettement, image par image. L'image d'un meurtrier, hein ? Mais plus tard, quand je verrai le film, en éprouverai-je pour autant une grande émotion ?
Toda ressentait une déception, une lassitude indicibles. Ce qu'il avait jusqu'à hier espéré de cet instant était une peur, une souffrance intime plus vives, un sentiment plus violent de sa propre condamnation. Mais le bruit de l'eau sur le sol, le crépitement du bistouri électrique, tout cela était sourd , monotone, singulièrement languissant. Bien plus, il n'y avait pas aujourd'hui dans cette salle d'opération la tension apportée, pour les malades ordinaires, par la crainte d'une mort par choc opératoire, ou brusque fluctuation du pouls ou de la respiration : tout le monde savait que le prisonnier allait bientôt mourir. Il n'y avait aucune raison de prolonger sa vie. Voilà pourquoi, aussi bien dans les mouvements du Patron qui tenait le bistouri électrique que dans les gestes de l'assistant Asai chargé des pinces hémostatiques, du professeur-adjoint Shibata qui regardait, ou de l'infirmière-chef Oba qui disposait la gaze et les instruments, il y avait quelque chose de nonchalant, de lent.
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La porte était restée entr'ouverte. Lorsqu'il la poussa, elle grinça sourdement. L'odeur de l'éther parvint faiblement à ses narines : sur une table toute blanche de la salle de stérilisation, un flacon d'anesthésique avait roulé tristement.
Toda resta debout quelque temps, au milieu. Le cri du prisonnier : "Ah ! de l'éther !" lui revint. Ce cri presque enfantin lui était resté aux oreilles. Une terreur instinctive envahit son coeur ; il la supporta un moment. Puis elle disparut comme les rides à la surface de l'eau, et il sentit un calme qui l'étonna lui-même.
Ce qu'il aurait voulu à présent, c'était avoir des remords. De violents tourments de l'âme. Des regrets qui lui déchireraient le coeur. Mais il avait beau être revenu à la salle d'opération, aucun de ces sentiments ne lui étaient venus. Homme différent des autres en ce qu'il étudiait la médecine, il avait l'habitude depuis toujours après une opération de revenir seul dans la salle. En quoi cette fois-là différait-elle des autres ? Lui-même ne parvenait pas à le saisir.
"C'est ici que nous lui avons fait ôter sa veste." Se contraignant lui-même à revoir chaque scène une par une, il attendait en vain la souffrance du coeur. "Ce prisonnier se cachait les seins, qui étaient couverts de poils châtain, de ses deux mains, avec une pudeur de femme. Puis il est allé à côté, dans la salle d'opération, sur un signe de l'assistant Asai."
Il ouvrit doucement la porte de la salle d'opération. Quand il tourna le commutateur électrique, la lumière blême du réflecteur se heurta, éblouissante, au plafond et aux quatre murs. Sur la table d'opération qui était fêlée, était tombé un petit morceau de gaze. Du sang noirâtre y faisait une tâche. Même à cette vue, aucun élancement particulier ne vint au coeur de Toda.
Je n'aurais pas de conscience ? Et pas seulement moi, mais tous les autres seraient-ils ainsi si impassibles devant leurs propres crimes ?
Le sentiment d'être tombé au plus bas qu'il était possible lui serra le coeur. Il éteignit l'électricité et retourna dans le couloir.
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Aussi lorsque je commis cet adultère, je ne me crus ni éhonté, ni traître ; j’eus un peu de remords, d’angoisse, de dégoût de moi-même, mais là encore, lorsque je vis que personne ne connaîtrait mon secret, tout cela disparut vite. Mes remords de conscience avaient duré tout au plus un mois.
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Malgré cela, longtemps, je n’ai jamais pensé être un homme à la conscience paralysée. Mes « remords de conscience », comme je l’ai écrit jusqu’ici, ne furent pour moi depuis l’enfance rien d’autre que la crainte du regard des autres, et du châtiment de la société. Évidemment, je ne me croyais pas bon, mais je pensais que tous mes amis, sous leur masque, étaient comme moi. Est-ce un effet du hasard, jamais ce que j’avais fait n’a été puni ni exposé au blâme de la société.
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D’instinct j’avais deviné qu’ils attendaient de moi deux choses : l’innocence et la ruse. Mais il ne fallait ni trop de l’une, ni trop de l’autre : je n’avais qu’à distribuer un peu des deux pour être sûr de leur approbation élogieuse.
Malgré ce que je viens d’écrire, je ne pense pas avoir été un garçon particulièrement rusé et malin. Je voudrais que vous aussi vous rappeliez votre propre enfance : tous les enfants, plus ou moins intelligents, sont ainsi rusés, avec l’illusion d’être de bons enfants en agissant ainsi.
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Que le Japon gagnât la guerre ou la perdît n’avait pour moi aucune importance. Que la médecine fît ou non des progrès, cela m’était égal.
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