Ce tome fait suite à The magnificent Kevin. Il contient les 5 épisodes de la minisérie "A man called Kev", initialement parus en 2006/2007, écrits par
Garth Ennis, dessinés et encrés par
Carlos Ezquerra, mis en couleurs par
David Baron.
L'histoire commence par un dessin pleine page, représentant le corps d'un soldat explosant, à Belfast, celui de Tony Morgan en 1987. C'était un compagnon d'armes de Kev Hawkins qui l'a vu exploser à ses côtés. 19 ans plus tard, Hawkins s'assoit en terrasse, pour un entretien avec Michael Sebastian un haut gradé du MI5. Ce dernier explique qu'Hawkins doit quitter le territoire anglais et disparaître, faute de quoi il diffusera une vidéo compromettante qui ruinera tout espoir de discrétion pour lui. Une fois l'entretien terminé, Hawkins explique la situation à Bob Carter, un ancien compagnon d'armes. Ce dernier lui explique qu'il a récemment été contacté par Danny Redburn qui vit maintenant dans la nature, du côté de San Francisco. Kev Hawkins décide d'aller séjourner quelques temps chez son pote pour se mettre au vert.
Pour le deuxième tome consécutif, le lecteur retrouve les dessins de
Carlos Ezquerra, célèbre pour avoir mis en image de nombreuses aventures de Judge Dredd (par exemple Origins), ainsi que pour avoir collaboré à plusieurs reprises avec Ennis (The green fields beyond dans la série des Battlefields, ou encore Just a pilgrim). Il est visible qu'Ezquerra a disposé du temps nécessaire pour soigner ses dessins dans ces 5 épisodes. C'est à la fois visible dans la densité des décors, supérieure à un comics normal, dans l'authenticité du matériel militaire utilisé (par exemple lors de la mission clandestine en Iraq lors de la première guerre du Golfe, 1980 à 1988), et dans le mode de figuration des textures (par des petits traits secs, utilisés sans exagération). Les dessins ne dégagent une aura "jolie" (à cause des petits traits secs qui donnent une apparence un peu rugueuse), ils transcrivent une réalité adulte, avec des personnages aux morphologies crédibles et diverses. Ezquerra dispose de la capacité de représenter des émotions diverses et nuancées sur les visages.
L'implication d'Ezquerra dans chaque case lui permet de rendre intéressantes mêmes les conversations les plus longues. Ainsi l'une de celles entre Kev et Danny s'étale sur 5 pages (dans l'épisode 2), sans se limiter à une alternance de têtes en train de parler. Pendant cette discussion, les 2 interlocuteurs bougent, fument, arborent des expressions plausibles. le lecteur bénéficie également des changements d'angle de prise de vue pour contempler l'environnement dans lequel se déroule la conversation.
Ezquerra s'avère tout aussi compétent lorsqu'il s'agit de mettre en scène des moments Ennis, situations d'horreur physique ou de farce énorme. Il faut voir Bob se balancer sur un lustre lors d'une réception mondaine (grotesque avec ses fesses poilues) ou ce corps déchiqueté dans la première page (à la fois la force de l'explosion, et l'horreur de ces morceaux de bidoche à la frontière de l'identifiable).
Pour ce troisième tome consacré à Kev, Ennis a abandonné les superhéros pour se concentrer sur 2 des ses thèmes favoris : l'amitié masculine et la condition de soldat. Kev a fait partie des SAS (Special Air Service), ainsi que Bob et Danny. Ennis n'a pas son pareil pour transcrire le vocabulaire spécifique de soldat de métier, à la fois technique (ce sont des experts dans leur profession), à la fois sarcastique (ils peuvent se permettre de se chambrer dans un langage cru car ils travaillent ensemble depuis plusieurs années). Ennis met ses connaissances en matière d'armement au service de l'histoire, et les lecteurs du "Punisher MAX" pourront facilement reconnaître sa fascination pour les mines de type Claymore (ici fabriquées de manière artisanale).
Comme dans le tome précédent, Kev (homophobe et fier de l'être) se retrouve à côtoyer un homosexuel, un de ses frères d'armes. Ça va être l'occasion pour Ennis de confronter les convictions de son personnage à sa relation avec un homosexuel en particulier, de faire surgir une possibilité de tolérance qui n'a rien de naturel pour Kev, mais qui s'impose d'elle-même.
Parmi les autres thèmes développés, il y a celui de la finalité de métier de soldat. Kev et ses coéquipiers prennent peu à peu conscience que leurs missions sont dictées par des intérêts qui n'ont rien de noble. Si Kev et les autres soldats peuvent s'enorgueillir de leur compétence professionnelle à juste titre, ils ne peuvent que constater que leur haute qualification pour réaliser des opérations commando ne sert qu'à tuer des individus au mieux pour des motifs discutables, au pire pour des intérêts particuliers. Il n'y a pas d'honneur à tuer en service commandé, il n'y a même pas de satisfaction personnelle à en retirer. Ennis ne traite pas cette prise de conscience sous la forme de grand élan romantique enfiévré, mais sous une forme de résignation. Kev se voit contraint et forcé de prendre conscience que sa seule aptitude (expertise militaire au combat) est instrumentalisée au mieux pour le bien de la nation (valeur très relative), au pire pour l'intérêt personnel de quelques uns de ses dirigeants.
Même si ce thème principal de l'histoire se révèle sombre, Ennis n'en oublie pas l'humour, dans un registre qui tache fortement. Il ridiculise vite fait, bien fait, l'idée qu'un ninja puisse être un combattant crédible. Il insère une anecdote sur une façon de déterminer qui paye la prochaine tournée (méthode surnommée "freckle", soit tache de rousseur) scatologique à souhait et inoubliable.
Par comparaison avec le tome précédent, celui-ci est un cran en dessous. L'humour est tout aussi énorme, mais moins dense. La provocation a baissé d'un cran. Toutefois pris pour lui-même, il s'agit d'un récit dans lequel l'auteur développe des thèmes délicats sans se cacher derrière une bien-pensance facile, au cours duquel le personnage principal effectue une remise en question aussi naturelle que complexe, avec des dessins d'un niveau satisfaisant, au style en cohérence avec la narration.