Je crois à ce qui reste invisible pour la grande majorité d'entres nous. Notre degré de conscience est aseptisé par le besoin d'une vie simple qui consiste à répondre à nos besoins primaires, avoir la sécurité d'une vie en collectivité, satisfaisante malgré ses travers. Notre esprit est restreint. Notre cerveau loin d'être exploité au maximum de ses possibilités.
Mariana Enriquez soulève le voile, nous ouvre la porte à un possible parallèle, nous offre de regarder par le judas, un monde corrélé au notre, mais réservé à une poignée d'Initiés. Une brèche vertigineuse et puissante telle "la Gorge du Diable" une des plus grandes chutes d'eau du monde, située dans la forêt subtropicale de la province de Misiones, en Argentine. Sur ces terres luxuriantes saturées d'humidité et de chaleur, l'autrice évoque une secte sataniste, dont le médium a la capacité d'entrer en contact avec un lieu qu'ils ont nommé "l'Obscurité".
.
Par différents regards, ce
lui de Juan, le médium, son jeune fils Gaspar, dans une première partie, sa femme Rosario en partie trois, nous avons accès à cet Autre Lieu, nuestra parte de noche, ou plutôt la "leur", car ce monde bien que partie du notre, n'est accessible qu'aux très riches et puissantes famille Reyes et Bradford et à leur cercle proche, qui semblent avoir lié un pacte avec des forces occultes. La découverte de cette secte se fait lentement et de façon morcelée, selon chaque protagoniste.
Un besoin vital de fuir cette secte de la part de Juan, et d'éviter par tous les moyens à son fils d'être son successeur. Car les rituels de ces Initiés sont particulièrement abjects. Les médiums sont considérés avec dévotion, curiosité et crainte. Mais ils ne sont que des objets servant à accéder à l'Obscurité, un monde fait d'os, de parties de corps, de plaies, de sang. Pourquoi telle dévotion à l'horreur, quelle contrepartie? Nous ne le sauront clairement qu'à la partie trois, par la voix de Rosario. Les mystères, et l'ambiance pesante qui précède pendant presque 400 pages succédant cette troisième partie peuvent parfois sembler longs. Surtout si l'on considère, comme se fut mon cas, que ce livre nous laisse le choix entre le fouet de scènes choc particulièrement lugubres, et un récit plus "quotidien" , disons, de la vie de Gaspar et de sa bande d'amis, de la vie débridée de Rosario à Londres, et de celle tout autant en dehors des clous des moeurs de Gaspar et de ses amis, presque adulte, en partie finale. Je me suis clairement ennuyée une bonne part, ma part d'ennui.
Contextes plutôt passionnants par ailleurs, du régime politique de l'Argentine entre 1960 et 1997, en passant par la dictature de 1976 à 1983, bien pratique pour la famille Reyes afin de se débarrasser de corps mutilés, dans des fosses communes, par exemple. Contexte également d'un milieu décadent qui voit apparaître le sida, dans les années quatre-vingts, avec un focus sur l'Argentine, en passant par ce
lui du désoeuvrement de gosses de riches à Londres à l'heure du power of flowers dans les années soixante-dix. Je n'ai pas été sensible à la plume de l'autrice, parfois lourde, et qui m'a, pour ma part, noyée d'anecdotes inutiles quand j'attendais qu'elle en vienne aux faits de l'intrigue.
.
Mon dernier souvenir de lecture évoquant des rites sataniques, c'est
l'appel de Cthulhu d'
HP Lovecraft. Toute une légende construite autour de cet être gigantesque, de son origine, son règne, à son dessein de répandre le chaos et de conquérir. Ici que vais-je comprendre de l'Obscurité et de cet Autre Lieu ? Pas grand-chose, finalement. Je regarde simplement par le judas, y voit des choses horribles, sanglantes et funèbres sans avoir accès au dessein de telle mise en scène macabre. Pourquoi le mal serait-il ainsi constitué de membres découpés, d'une soif insatiable de chair et de sang humains ? Mais pourquoi pas va-t-on me répondre. Soit. Mais j'avais besoin d'un socle plus solide.
D'autre part, face à la proposition de l'autrice, j'ai passé une grande partie du livre à être en manque de repères, c'est à dire que ma vision étant réduite à celle de quelques protagonistes faisant partie de la secte, l'Ordre, je ne comprenais pas bien leur intrication à notre monde. La cinquième partie, où la narratrice est une journaliste qui enquête au départ sur les crimes de la dictature, et qui se trouve liée malgré elle à cette secte, fut éclairante (enfin un "oeil" extérieur et objectif) et fascinante par sa construction.
.
Devant ma moue dubitative concernant toutes les questions demeurant au sujet de l'Obscurité, on pourrait aussi me répondre que là n'est pas le véritable sujet du livre, que c'est avant tout un livre sur la transmission père-fils, plus précisément. Je n'ai pas pour habitude de juger les personnages, et de façon générale, un écrivain sait défendre ses personnages, nous donner les clés pour les comprendre tout du moins, et les trouver humains. Même si Juan vit entre deux mondes, sa part d'humanité reste à déterminer, si l'on en juge par la façon dont il traite son fils. J'ai détesté ce personnage. Tant de détermination à cacher la vérité à son enfant, à le maltraiter physiquement et moralement, avec pour excuse de le protéger de la secte m'ont donné un sentiment de colère envers
lui. Ce père confronte son fils à quelque chose d'aussi glauque que ce de quoi il pense le protéger. Un fils détruit qui fait peine, et qui cherche encore ses réponses à l'orée de sa vie d'adulte "Chez
lui, l'alcool desserrait ce qui était bien attaché, une chaîne solide dont il essayait depuis des années de trouver le cadenas." peut-on lire p.668. Si le but de l'autrice, bien que jamais revendiqué, était de plaider contre les non-dits, c'est en tout cas ainsi qu'il a cheminé en moi.
Sans compter que toute la détermination de ce père s'effondre tel un chateau de cartes lors d'un final où l'on se dit :tant de souffrances pour une solution si évidente, qui aurait pu être mise en oeuvre bien avant. Final simpliste, et autant d'ennui que de fulgurances dans ce roman.