À l’arrière, le papier peint dessinait des volutes et des arabesques énigmatiques. Juliette se sentit peu à peu sombrer dans une torpeur ankylosante…
Tout à coup, elle se raidit.
Ses yeux s’écarquillèrent.
Son sang se glaça.
Son cœur s’emballa.
Elle se mit à suffoquer.
Ce qu’elle entraperçut en face d’elle la cloua d’effroi…
Combien de tragédies survenues durant de sombres périodes de l’histoire furent ainsi honteusement occultées.
Les cheveux blonds de la jeune femme cascadèrent sur ses épaules quand elle leva les yeux au ciel et soupira.
-Comme on est bien, merveilleusement bien !
La réponse de son interlocuteur fusa comme un coup de poignard.
-Mon frère a été arrêté par la Police Française et je ne sais pas dans quelle geôle il se trouve actuellement ! Ma sœur risque de perdre son enfant ! Nous sommes en fuite et nous risquons notre vie à chaque instant parce que les Allemands peuvent nous capturer ! Alors comment pouvez-vous dire qu’on est bien !
La scène qu'elle découvrait était surréaliste. Penchée au-dessus du vide, Juliette sentit la nausée lui monter aux lèvres. Elle porta ses deux mains à son visage comme pour se protéger du spectacle qu'elle voyait au-dessous d'elle.
- Mon Dieu, balbutia-t-elle.
Dans la porcherie, au milieu du lisier malodorant, un individu corpulent était allongé sur le dos, les bras en croix, avec une fourche plantée dans le ventre.
Deux gendarmes, dont elle reconnut la tenue bleue et le képi, se tenaient accroupis aux côtés du cadavre tandis que plusieurs paysans, avec force gesticulations, tentaient de faire reculer des cochons qui poussaient des grognements stridents d'affolement et s'agitaient en tous sens.
Hébétée, la jeune fille regarda le mort. Son visage apparaissait monstrueux avec ces os blancs qui affleuraient alors qu'il avait été à moitié dévoré. Quant à ses bras, ils n'étaient plus que des moignons de chair sanguinolente. A sa corpulence, Juliette comprit qu'il s'agissait du père Truchot, l'éleveur de porcs, même si l'homme était maintenant méconnaissable.
Comme la plupart des adolescents de son âge, il était en colère contre tout. Il n’aimait pas l’autorité. Il ne supportait pas que son père lui fasse des leçons. Il n’aimait pas les Allemands.
La Pologne était entourée d’ennemis héréditaires et il aurait fallu un pouvoir fort pour résister… La plupart des Polonais arrivés sur notre sol dans les années 20 n’étaient même pas nés polonais puisque certaines provinces avaient dû subir une germanisation forcée… Pour l’industrie minière française, ce fut une aubaine… Ce sont des gens courageux, à la morale irréprochable…
Il l’aimait. Du reste, il l’avait toujours aimée. C’est pour cela qu’il était revenu aujourd’hui. Après l’avoir enlacée, l’avoir câlinée toute la nuit, lui avoir fait entrevoir même une possibilité de mariage, il avait retourné la pauvre fille, un peu simplette, qui avait accepté de l’aider.
Tous les hommes sont idolâtres,les uns de l’honneur,les autres de l’intérêt,
et la plupart de leur plaisir.
Baltasar Gracián, L’homme de cour
C’étaient souvent des cadeaux défendus, parfois même des livres d’auteurs sulfureux comme Françoise Sagan dont elle avait dévoré le roman Bonjour tristesse, parfois des cigarettes américaines pourtant prohibées par Hortense.
Les dangers visibles nous causent moins d’effroi que les dangers imaginaires.
Shakespeare, Macbeth