Le grotesque et la caricature devinrent la règle, pour ces jeunes gens qu'on appelait aussi les Muscadins, les Inconcevables et les Incroyables. Tout y passait dans la difformité : chapeaux ridicules leur hypertrophiant la tête, plis dans le dos de la redingote pour faire bossu, culotte attachée d'un seul bouton au genou pour donner l'impression qu'il était cagneux, énorme cravate semblant cacher un goitre, lunettes géantes pour grossir des yeux de crapaud myope, bottes dépareillées pour simuler un boitement.
La Révolution était un tel cyclone que ses tourbillons mettaient en présence, au Luxembourg, les ennemis d'hier, les amis de toujours, peut-être les adversaires de demain.
"Tous au bal des guillotinés !" La Terreur finie, c'était la fête. Un feu d'artifice des sens. On voulait exorciser le passé proche. La soudaine liberté des moeurs s'affichait comme une renaissance pour ceux qui s'en étaient sortis indemnes. Les soirées dansantes et libertines en étaient l'expression la plus colorée. Comme avant la Révolution, mais sans que les nobles eussent repris le dessus.
Dans ce monde de fêtards, les anciens nobles courtisaient les nouveaux riches. C'était l’univers de la spéculation qui dominait et le champagne coulait à flots. Dehors, la disette menaçait le peuple des faubourgs où les rescapés jacobins de Thermidor soufflaient sur les braises de la révolte.
– Le devoir d'un soldat français est de combattre et de vaincre les ennemis de son pays mais de ne jamais tirer le sabre contre ses concitoyens pour servir les projets du despotisme !
Clarke avait eu vent de sa visite, mais ne s'attendait certainement pas à trouver un petit jeune homme famélique, un gringalet aux joues creuses et au menton sans poil sous de longs cheveux éparpillés. Ses yeux bleus étaient sans cesse en mouvement, soit qu'il ne pouvait fixer un point précis soit qu'il voulait tout mitrailler du regard. Il était corse et parlait français avec un fort accent. Il disait s'appeler Napoléon Buonaparte.