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Critique de berni_29


« La littérature ne permet pas de marcher, mais elle permet de respirer », disait Roland Barthes.
Il est vrai que la lecture ne nous permet pas de changer le cours des choses, mais elle permet de nous arracher à notre existence, sans qu'il nous soit pour autant donné de comprendre celle-ci...
La parole de Roland Barthes m'a rassuré et accompagné dans cette lecture qui fut, je le reconnais bien volontiers, difficile. Mais il est mille fois plus riche de penser contre soi-même que d'aller vers une littérature trop facile qui nous contenterait dans ce que nous sommes.
Le bruit et la fureur, parlons-en. Mais au fond, qu'a voulu nous dire ce cher William Faulkner ici ?
William Faulkner qui naquit, vécut et mourut dans le Mississipi, écrivait souvent dans un état proche de l'Ohio.
Oui il y a une opacité dans ce roman, oui c'est un livre rugueux, oui c'est un livre qui résiste. Mais on ne peut pas attribuer cette difficulté d'approche au seul fait que William Faulkner s'enfilait deux bouteilles de Bourbon dans la journée.
Le récit démarre le 7 avril 1928. Nous découvrons ce personnage de Benjy le jour de l'anniversaire de ses trente-trois ans et nous découvrons le monde qui l'entoure par ses seules perceptions et sensations. William Faulkner nous offre ce monde au travers du regard et surtout des perceptions d'un idiot, ce Benjy. Voilà comment cet auteur nous hameçonne au récit !
La scène démarre tout près d'un cour de golf. Des joueurs sont là, hèlent parfois le caddy. Caddy ! Caddy ! Ainsi ce mot que prononcent à répétition les joueurs de golf, réveille dans le coeur de Benjy le souvenir de la soeur perdue qui s'appelle Caddie... Une douleur venue de l'intérieur monte en lui et brusquement, de cette seule sensation surgit, de l'envers du décor, le passé de manière foudroyante. Alors tout se mélange, le passé, le présent...
Alors, c'est comme si Benjy tirait à lui le drap du paysage, emportait tout dans son élan incontrôlé.
Le génie de Faulkner est de nous faire entrer dans ce récit par le prisme d'un idiot qui voit le monde à sa façon et nous raconte une histoire à travers ses sensations et à travers des visions qu'il a. Idiot, oui Benjy l'est assurément, on dirait aujourd'hui de lui une personne qui a un handicap profond...
Dans ce démarrage d'un récit complexe, j'ai entendu dès les premiers mots comme une musique dans les phrases scandées. Des phrases courtes, qui cinglent, qui swinguent dans le tempo libre d'un jazz improvisé. Dans l'entrelacement des voix, c'est comme l'improvisation d'un jazz. William Faulkner aime en effet brouiller quelque peu la chronologie des faits, comme un joueur de jazz le ferait à l'identique, comme Thelonious Monk ou John Coltrane ont tant aimé casser les codes du jazz.
Ici en effet les codes narratifs sont totalement cassés... le temps, la chronologie, tout cela vole en éclat comme une montre que l'on brise sur le coin d'une commode. Ici, l'espace et le temps n'ont plus de logique, du moins jusqu'au moment où nous parvenons à retrouver le chemin dans notre imaginaire.
William Faulkner nous raconte une histoire qui tient de la dramaturgie d'une tragédie antique, mais il nous la raconte à sa manière. La tragédie de ce livre est sans doute la folie qu'il déploie et décrit et il fallait bien une écriture qui ressemble à cette folie...
Balzac, Zola, Flaubert, Hugo, Maupassant, c'est-à-dire tous ces grands écrivains que j'aime tant, ceux du XIXème siècle, n'ont rien inventé dans la manière de nous raconter une histoire.
Personne n'a rien inventé de nouveau depuis Homère, jusqu'à ce qu'un certain William Faulkner vienne bousculer cet ordre des choses. Voilà celui que j'attendais, le narrateur qui n'est plus le même dans la manière de nous raconter une histoire.
Il n'y a plus ce narrateur classique qui se tient tranquillement en repos et à distance, racontant ce qui arrive à des personnages qu'il observe. Faulkner est celui qui rétrocède la conduite du récit aux acteurs, c'est-à-dire ceux qui sont à la manoeuvre, ceux qui sont dans le jus. Il donne la parole aux personnages qui fabriquent l'histoire du récit. Et quoi de plus génial que de confier cette parole pour la première fois à un idiot qui nous délivre des fragments de cette histoire... !
C'est une oeuvre complexe, désordonnée et confuse à première vue, qui suggère plus qu'elle ne dit.
Expliquer qui est qui dans le bruit et la fureur est impossible ; au départ on ne sait pas qui est qui, alors une manière d'avancer dans ce récit torturé et tortueux, c'est de se laisser porter dans ses fragments disparates... Se laisser porter par sa poésie, par exemple...
Puis rassembler un à un les morceaux de puzzle que nous glanerons au fil de notre lecture.
C'est vrai qu'il y a une poésie chez Faulkner, une poésie des personnages dans les paysages. Une poésie des sens...
L'odeur du chèvrefeuille, celle des arbres, le murmure d'un cours d'eau, un chemin...
Un moineau coupant le soleil en biais...
Une enfant qui tombe assise dans le cours d'un ruisseau...
Et puis cette enfant se relève, grimpe à un arbre montre sa culotte souillée sous la risée des autres enfants, cette enfant d'une belle famille de Blancs bien comme il faut, tout est dit là, rien que là. Faulkner pose dans ce seul acte tout le renversement du livre et ce qui en résultera dans l'accomplissement des destins. Cette scène est simplement sidérante.
Le bruit et la fureur n'est rien d'autre qu'un roman choral qui permet de faire alterner plusieurs personnages différents, où de larges ellipses temporelles sont aménagées entre les voix, parmi lesquelles nous tentons de nous frayer un chemin...
Ce n'est rien d'autre que cela.
Pendant cette lecture j'ai été sidéré et envoûté, quelqu'un écrivait, me parlait, pouvait rivaliser en opacité avec le monde, c'était aussi opaque et incompréhensible que le monde absurde qui nous entoure et nous gouverne parfois, je me suis alors demandé s'il n'y avait que Faulkner pour avoir ce talent de nous extirper contre notre gré et nous amener à nous confronter avec ce paysage hostile.
Je reste envoûté par les images remarquables et les sonorités dissonantes de ce roman. Ses couleurs, ses odeurs qui nous imprègnent peu à peu. Sa construction est belle puisqu'elle vient après.
On n'est pas forcément entraîné pour entrer dans un tel monde, on ne nous a pas appris à trouver les bonnes clefs. Nous sommes façonnés par une éducation classique qui nous empêche d'entrer de plein pied dans cette histoire avec facilité.
On entre ainsi dans cette oeuvre par les sensations d'un idiot et ça c'est inventif et prodigieux.
Je ne saurai dire si c'est le fond ou la forme qui prend le pas sur l'autre, disons que la forme donne un sens, un cheminement, traduit un ressenti immense et que c'est à la toute fin que l'on comprend...
Pour le reste, ne comptez pas sur moi pour vous raconter de quoi ça parle. Tout juste, pourrais-je vous dire que tout se tient sur trois jours, qu'il s'agit d'un de ces drames qui se déroule dans le Mississipi au sein d'une famille Blanche, une de ces vieilles familles hautaines et prospères à qui tout a réussi jusqu'à présent. Ici la famille Compson va commencer à perdre la face, tomber dans la misère et l'abjection...
Hautaines et méprisantes, elles le sont, notamment à l'égard de la communauté des Noirs qui sont à leur service, témoins immobiles et privilégiés des fautes, des errements, de la malédiction des Blancs. Et c'est sans doute la gouvernante de la maison, Sisley, qui est pour moi l'un des plus beaux personnages du roman. Elle a une capacité à se détacher de la narration, en ce sens elle est brusquement supérieure aux Blancs, parce qu'elle est là tout simplement avec les siens, par le simple fait d'être là, d'exister, d'endurer et de durer. Elle traverse le paysage du livre, elle dure, elle va encore durer tandis que la famille des Compson n'a comme seule destinée que de se fracasser contre sa propres malédiction...
Je referme le livre et j'entends encore les voix de Caddie, Quentin, Jason, leurs rires tandis qu'ils étaient encore des enfants, je les vois, je les entends à travers la pensée atrophiée de Benjy, ils sont là si près de moi, la vie brutale ne les a pas encore disloqués dans la haine et le fracas du monde.
Le bruit et la fureur est peut-être une histoire sans fin...

Quelle joie d'avoir mené cette lecture dans un projet collectif avec quelques-uns de mes amis de cette fabuleuse communauté de Babelio ! Ce fut une aventure pleine de bruit et de fureurs au regard de nos ressentis si diversifiés et néanmoins si bienveillante par ces échanges si riches !
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