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Critique de HordeDuContrevent


Un roman magistral. Un roman coup de poing. Un roman tel un cri de colère. le bruit et la fureur des membres d'une famille engluée dans l'ambre de la dégénérescence et l'ombre de la dépossession, à l'image de la chute et de la déchéance des États sudistes dans les années 1920, alors que la guerre de Sécession est encore présente dans les esprits et les pratiques de ségrégation raciale profondément ancrées.

Le titre est inspiré de Macbeth de Shakespeare « C'est une histoire, contée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, qui ne signifie rien ». Sa caractéristique est d'être composée de quatre grandes parties, avec quatre narrateurs différents. C'est ainsi un roman choral portant sur quatre voix désespérées. Quatre cris. Quatre journées. le bruit et la fureur des membres d'une famille en déclin dans un État du sud des États-Unis.

Mais surtout le génie du livre, qui raconte une histoire finalement assez simple, repose sur quatre manières, fragmentée, perturbée et bouleversée, d'exprimer sa désespérance à l'image sans doute du regard que porte Faulkner sur ce monde fracassé : les soliloques incroyables d'un handicapé mental, les divagations et monologues intérieurs d'un homme en passe de se suicider, jaloux de sa soeur pour laquelle il éprouve de l'amour et qui va se marier, l'amertume glaciale et implacable d'un autre frère qui prend conscience de la chute familiale, le constat résigné et humain de la vieille bonne de la famille qui est là depuis des décennies, témoin impuissante de la fin de cette famille.
Benjy, Quentin, Jason et Dilsey.
Aucune structure narrative ne relie les différentes parties qui ont toutes un style bien marqué. Si les deux premières parties donnent cette impression étonnante d'être reliées directement aux pensées fleuve des protagonistes, la troisième partie avec Jason montre une normalité froide, des phrases ordinaires sans ambiguïté, la quatrième partie repose enfin sur une conception classique du roman où un narrateur nous fait part des pensées les plus intimes de Dilsey et de Jason.
Voilà quatre manières de crier, d'exprimer sa fureur. Pour ma part ce sont les deux premières parties qui me touchent le plus, cette manière de rendre compte des pensées d'un personnage comme si nous étions réellement dans sa tête, courant de conscience qui me fait aussitôt penser à Antonio Lobo Antunes, mais lorsqu'il s'agit en plus d'un homme handicapé mental, cela se transforme en une expérience inouïe qui m'a profondément touchée.

Certes ce n'est pas un livre facile d'accès. D'abord la chronologie est dilatée, explosée. le premier chapitre se situe le 7 avril 1928, le 2ème le 2 juin 1910, le 3ème chapitre et 4ème chapitre respectivement les 6 et 8 avril. L'ensemble du roman tient en réalité en trois jours, entre le 6 et le 8 avril 1928. Chacune des quatre parties tient en une seule journée, qui semble donc démesurément longue, car elle occupe entre cinquante et cent pages et pourtant il ne se passe pas grand-chose : l'anniversaire de Benjy, le spectacle de forains, la fuite de Quentin. Mais surtout, dans chaque partie, le temps est différent. Entrecoupé en incessants aller-retour passé et présent avec Benjy, bloqué dans le passé avec le mélancolique Quentin, à l'image de sa montre cassée, obsédé par le futur généalogique proche avec Jason et enfin linéaire et apaisé avec Dilsey.
Ensuite, autre difficulté, concernant les prénoms de cette famille. Présentons en rapidement les membres. Les parents sont Jason, homme discret de peu d'autorité et Caroline, femme hypocondriaque et capricieuse, figure tutélaire du clan Compson tout en ne prenant soin de personne. Ils ont quatre enfants : Jason (fils), Quentin, Benjamin surnommé Benjy et Candace, surnommée Caddy. Cette dernière a une fille prénommée Quentin.
Le roman est non seulement difficile d'accès du fait des différents styles évoqués précédemment, des soliloques entrainant une compréhension progressive de l'histoire, en filigrane, tel un puzzle se constituant petit à petit. Mais aussi du fait des répétitions des prénoms qui nous entrainent au début dans une sacrée confusion. le fils ainé porte le même prénom que son père (Jason) et la jeune Quentin, fille, porte le même prénom que son oncle. Répétition de prénoms reflet de la répétition amplifiée des échecs : le fils Jason semble être une caricature de son père (alcoolique, incapable de communiquer, violent car sans autorité) ; la fille Quentin reproduit les fautes de sa mère en papillonnant d'homme en homme…Elle portera le coup fatal et sonnera le glas de la perte et de la déchéance.

Une fois cette complexité comprise, du moins acceptée, le livre est magistral. C'est une tornade. le bruit et la fureur de quatre personnages, tels des scarabées retournés, aux pattes se débattant dans le vide. En vain.

Le bruit et la fureur de Benjy tout d'abord, débile gémissant et hurlant, qui ne voit pas les choses comme nous mais de manière inédite, ne vivant que le moment présent et entièrement porté par ses sens. Exprimant ses sensations de façon si sensible, si différente, comme elles viennent. Comme par exemple ces étoiles dans une boite que lui offre sa soeur Caddy : « Caddy a pris la boite et l'a mise par terre. Elle l'a ouverte. Elle était pleine d'étoiles. Quand j'étais tranquille, elles étaient tranquilles. Quand je bougeais, elles scintillaient et étincelaient ». Ou encore dans sa façon de sentir sa soeur, qui « sent comme les arbres quand il pleut » sauf lorsqu'elle revient d'un flirt où elle ne sent alors plus comme les arbres…Caddy qui lui manque tant.
La parole n'est pas donnée à cette femme d'ailleurs, comme exclue. Exclue de sa famille et exclue du livre. Pourtant omniprésente par la voix de ses frères. Elle était très proche de son frère handicapé. Enceinte hors mariage d'un amant dont elle refuse de donner le nom, elle se résout en 1910 à faire un mariage de convenance pour sauver l'honneur de la famille, homme dont elle divorcera peu de temps après. Elle laissera son enfant, qu'elle a appelé Quentin, en souvenir de son autre frère disparu, à sa mère afin qu'il soit élevé par cette famille soucieuse de ce qu'il reste de son image.

Benjy ne s'est jamais remis du départ de la soeur chérie. A chaque évocation de mots, d'endroits, d'odeurs, en lien avec la connivence passée, il pense instantanément à elle, source de cris et de gémissements poignants. Ce sont ces sensations qui expliquent ces incessants sauts entre passé et présent qui peuvent déstabiliser la lecture mais qui sont magnifiques car tellement représentatifs d'une expérience universelle sur notre façon de penser : ne faisons-nous pas cela tout le temps ? En nous le temps n'est pas linéaire mais en continuels sauts, passé, présent et futurs ne cessant de s'entremêler sans même que nous n'y prenions garde…

Le bruit et la fureur de Quentin ensuite qui erre, préparant son suicide, englué dans le passé et ses souvenirs avec Caddy dont il semble vouer une adoration et un amour impossible. le son du tic-tac de la montre cassée, le bruit du fleuve lors de sa fuite, la volonté obsédée de vouloir écraser son ombre sur le chemin, en dit long sur l'imminence de la catastrophe à venir et sur sa désespérance. Voyez comme son regard est merveilleusement poétique :

« Papa m'a dit que les pendules tuaient le temps. Il m'a dit que le temps reste mort tant qu'il est rongé par le tic-tac des petites roues. Il n'y a que lorsque la pendule s'arrête que le temps se remet à vivre. Les aiguilles étaient allongées, pas tout à fait horizontales. Elles formaient une courbe légère comme des mouettes qui penchent dans le vent. Contenant tout ce qui d'habitude m'inspirait des regrets, comme la nouvelle lune contient l'eau, disent les nègres. L'horloger s'était remis au travail, courbé sur son établi, le tube, comme un petit tunnel, incrusté dans sa face. Ses cheveux étaient séparés au milieu par une raie qui remontait jusqu'à sa tonsure comme un marais drainé en décembre ».

Le bruit et la fureur de Jason, amer, frustré, qui est resté auprès de sa mère pour s'occuper de Quentin (fille) alors qu'il aurait dû faire des études en lieu et place de Quentin (frère). Alors que Benjy et Quentin aime Caddy, lui la déteste. C'est un personnage raciste, d'une grande cruauté, impatient, violent. Sans doute c'est la partie que j'ai le moins aimé, la forme narrative même du chapitre, classique et ordinaire, en pâle reflet de ce personnage insipide dont nous comprenons l'amertume mais que nous ne réussissons pas à aimer.

Le calme et la sérénité de Dilsey enfin, comme emprisonnée dans ce bruit et cette fureur mais la mettant à distance, la figure la plus humaine, la plus solaire du livre. Victime d'un monde dominé par les blancs et les hommes, elle résiste par son humanité, sa patience, sa force vitale et sa résilience. Témoin de la chute de la famille, cette dernière ne tient que grâce à elle. Elle en maintient les derniers lambeaux dans une tendresse sereine et émouvante.

« Dilsey mena Ben jusqu'au lit et l'y fit asseoir près d'elle, et elle le prit dans ses bras et le berça, et avec l'ourlet de sa jupe, elle essuyait la bave qui lui coulait de la bouche ».

On se demande comment Dilsey peut faire preuve d'une telle tendresse vis-à-vis de cette famille blanche quand on pense à la façon dont les noirs sont traités à cette époque. Il est fait allusion par moment à ces conditions comme cette jeune Nancy, tuée tel un chien d'un coup de fusil et jeté dans un fossé. Meurtre d'autant plus touchant lorsque c'est Benjy qui raconte :

« Et quand Nacy est tombée dans le fossé et Roskus lui a tiré un coup de fusil et les busards sont venus pour la déshabiller. Les os débordaient du fossé où les plantes noires se trouvent, dans le fossé noir, et entraient dans le clair de lune comme si quelques-unes des formes s'étaient arrêtées. Et puis elles se sont toutes arrêtées, et tout était noir… ».

Voilà un chef d'oeuvre qui raconte de manière très complexe une histoire simple, celle de la chute d'une famille sur fond de ségrégation raciale. William Faulkner, via la complexité temporelle et narrative dont il use et abuse, en fait un véritable enfer et donne une saveur insolite à ce livre, une émotion particulière, une ambiance de fin imminente, une fragrance de décadence, une puissance à ce bruit et à cette fureur exprimée, contenue surtout. Et cela au milieu des odeurs de chèvrefeuille, des senteurs d'arbre, des bruits de rivière, d'une poésie troublante malgré tout ce qui se trame, permanence de la nature au-dessus des grandeurs et des décadences humaines. Ce livre est une bombe dont la déflagration peut blesser son lecteur ou le transformer.

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