Discrètement, Alice tenta, elle aussi, de déchiffrer les titres des livres que sa patiente lisait. Il y en avait de toutes tailles: de gros volumes pesant un dindon mort, d'autres minces et légers comme des oisillons d'Alouette.
Au fil de ses visites, dès qu'elle le pouvait, l'interne bavardait avec cette lectrice hors norme. Un jour, elles évoquèrent le temps qui manquait toujours, le temps qu'il fallait pour lire et quels types de livres.
-En vieillissant, je me suis mise à aimer les livres qu'on peut lire en moins d'une heure. Petits par la taille, mais grands par le style ou le propos. Pas facile de les dénicher.
Elle ne s'ennuyait jamais.
"Impossible: j'ai Dumas", concluait-elle, comme on aurait lancé: "j'ai la grippe", tout en montrant sur sa table de nuit un château de livres. Au sommet de la pile trônait un dictionnaire de russe, dont elle se servait pour traduire une nouvelle qui l'amusait beaucoup. A cause de son hospitalisation, elle allait manquer ses cours de langues, mais cela ne l'ennuyait pas. Elle était même plutôt contente, comme une élève qui comprend, au retard du professeur que, finalement, le cours n'aura pas lieu. Elle perfectionnait son russe, son allemand et son espagnol, dans diverses facultés et centres linguistiques. "Des malades comme ça... on n'a plus l'habitude", soupira l'infirmière en sortant de sa chambre. Lorsqu'elle prenait sa température, elle jetait un oeil discret sur le titre du livre posé à l'envers , ouvert sur le lit pour ne pas perdre la page. Serait-ce ça, le secret de sa longévité, de sa jeunesse intérieure?