Elle servait pas les bières il y a deux ans, parce que son père avait fait une attaque. Ça m'avait bien marqué ça, quand le père Mandrin nous avait expliqué que le camion des pompiers au milieu de la nuit, c'était parce qu'il avait fait une attaque. Je me suis tout de suite demandé qui était assez défoncé de la tête pour vouloir faire une attaque au Fléau. Mais c'était son coeur qui lui avait fait l'attaque, et c'était logique. Le nombre de fois qu'il avait attaqué sa fille, ça équilibrait le compteur. C'est comme si son propre coeur se vengeait pour sa fille.
p.94
A l'époque je manipulais pas aussi bien les mots que depuis les heures passées avec le grand Kevin, et je m'en foutais pas mal. Ce que je retiens de toutes ces discussions, c'est qu"Apocalypse Now" c'est la base de tout, comme l'essence, que les malabars collent aux dents quand on les mâche trop longtemps et qu'Audiard était un génie.
p.50
J'aime pas trop me doucher. N'en vois pas trop l'intérêt. A partir du moment où j'ai grandi et qu'on a arrêté de vraiment jouer ensemble, avec la fille Novembre et Enzo, la petite bande, à partir du moment où il est devenu le Traître, à partir du moment où on ne s'est plus roulés dans la boue et la sueur qui te colle le marron aux tempes et aux aisselles, la terre dans les chaussettes ; j'ai plus trop vu l'intérêt de me doucher tous les jours. Je le fais quand ça pue.
La vie c'est des coups, la défonce c'est de l'entraînement. C'était ça être un homme, un vrai : se connaître de l'intérieur, en profondeur.
Fumer quand on est pompiste est un sport dangereux, il disait, mais ça passe le temps, il ajoutait avant de conclure que souvent, c'est ce qui est le plus dangereux qui passe le mieux le temps.
Avec la fille Novembre, on se connaissait avant, petits, on était copains. Faisait du vélo ensemble avec Enzo. Le Traître, à l’époque, je l’appelais encore Enzo. La fille Novembre, elle allait vite en vélo. Nous, c’est juste pour ça qu’on la regardait de dos. À ce qu’il paraît, y a des vidéos qui ont tourné sur elle dans les téléphones, un truc où soi-disant elle pète la gueule à un type ou quelque chose comme ça, je sais plus très bien. En vrai, j’ai jamais vraiment su parce que moi, j’en ai pas de portable, mais un matin elle a hurlé quelque chose là-dessus au grand Kevin avant de monter dans le car. Lui, il se marrait. Le grand Kevin descend toujours avant tout le monde : il descend à la gare. La gare, elle est dans le bourg, à moins de dix minutes de notre arrêt, et comme depuis la pétition y a un train par heure, même en journée, et ça jusqu’à 21 heures, direction Melun, le grand Kevin, chaque matin, il descend du car avant tout le monde, on le voit passer sur les voies à travers la vitre, son jogging bas des reins qui l’empêche de marcher, sa main gauche qui tire sur son boxer, le brillant du lycra épousant parfaitement ses formes, fesses bombées, il traverse et attend le train pour Melun. Le grand Kevin, il est toujours assis sur le banc de notre arrêt, à côté de la fille Novembre. Eux deux, haute tension à chaque fois parce qu’il prend toute la place à écarter ses jambes pour mieux cracher par terre. De beaux mollards. Grumeaux vert et marron sur fond gris. Notre sud 77 vu de haut. Pourquoi c’est toujours eux qui ont le banc le matin ? Aucune idée. Peut-être parce que c’est eux les plus dangereux à la baston et que tout le monde le sait bien. Ou peut-être parce que c’était les premiers à s’y asseoir, le premier jour de cette année. Une sorte de tradition qui se serait installée. Je sais plus très bien.