Citations sur Le Nabab (14)
-Elle te fera de beaux enfants, répéta la matrone. Sa hanche est courbe et large, ses seins déjà généreux !
Madec la regarda d’un air méfiant. Depuis une semaine, il commençait à être inquiet à l’idée d’épouser une fille de treize ans qu’il n’avait jamais vue. Tout s’était passé si facilement dix mois plus tôt, trop facilement peut-être ; et cet acharnement du jésuite à la lui faire épouser. Il avait demandé un portrait qu’on lui avait refusé. Il avait appris alors que la coutume du pays autorisait le fiancé à faire visiter sa promise par des femmes de sa maison ; s’il y avait dans la future épousée quelque vice du corps, quelque tare insoupçonnée, le contrat passé avec son père pouvait fort bien être déclaré nul ; il était prudent de s’en assurer avant la nuit de noces, après quoi, rien ne pouvait être entrepris, le marié, de toute façon, étant considéré comme ayant retiré toute valeur marchande à son épouse.
On leur confia aussitôt la tâche de réunir les cadavres, ainsi que du bois, pour brûler tous les morts sur un bûcher de la cour centrale. Mais c’était là un travail d’une extrême complication : tant de gens de castes différentes, qu’on ne pouvait incinérer ensemble…
Madec pressentit que Sarasvati allait trancher. Depuis tout à l’heure, elle semblait oublier le malheur dans les ordres qu’elle donnait. Elle regarda longuement la plaine et dit :
-Brahmane ! Qu’on les brûle ensemble ! Par l’acier !
-Je t’obéirai. Mais c’est mal. C’est contraire au dharma !
Elle éclata de rire.
-Chez les firanguis, la mort est égale pour tous ! Madec faillit remarquer que ce n’était pas exactement la même terre, ni la même pierre qui recouvrait les pauvres et riches au jour du cimetière,…
Sache-le, Madec, et ne l'oublie pas : il existe chez nous quatre types de femmes : la femme-lotus, la Padmini. La Chitrini, ou femme habile. La Hastini, ou femme-éléphant. Enfin, la Shankhini, la plus basse, la femme-truie. Il existe, nous disent les poètes, une Padmini sur dix millions de femmes, une Chitrini sur dix mille, une Hastini sur mille ; la Shankini se trouve partout. .. Je te laisse deviner quelle femme est Sarasvati !
Car qu'était-ce d'autre que rapine que le ramassage des impôts?
L’inde distinguait les hommes selon leur jati, leur naissance, le même mot qu’on employait en Europe. La seule différence était qu’elle multipliait les jati à l’infini ; là où l’homme de France, dans sa rude simplicité, distinguait seulement le gueux du sang-bleu, le bourgeois de l’homme d’église, l’Indien établissait des nuances sans fin entre le marchand de riz, celui de bétel et celui des noix de cajou, ne confondait pas le cureur de latrines avec le blanchisseur, ni avec le brûleur d’excréments, encore moins avec le gardien des ongles coupés des rajahs.
-La beauté n'a rien à voir avec la couleur de peau.
Madec entendit la voix du rajah.
Mécaniquement Madec traduisit comme pour lui-même, à voix basse :
"Arc-en-ciel..."
D'une porte invisible surgit une silhouette mince et longue, qui se déployait à chaque pas. On ne distinguait d'elle qu'un magnifique sari bleu frangé d'or. Elle dansait. Ses doigts volaient sur le ciel du soir, désignant des créatures imaginaires, des étoiles, ou peut-être un dieu. Elle avançait cependant ; ses pieds nus ornés de bracelets à clochettes suivaient très exactement le tempo donné par la musicienne.
La danseuse s'avança dans la clarté des torches et le rajah répéta avec la même douceur :
"Sarasvati..."
…l’usage de l’opium était couramment répandu d’un bout à l’autre des Indes ; on le consommait sous diverses formes, la plus banale étant d’en mâcher des tablettes, et les femmes du zenana n’étaient pas de reste.
"Là-bas, il y avait des fleurs, de grandes galeries qui s'ouvraient sur des jardins."
Il parlait en hindi, avec les modulations mystérieuses et solennelles qu'il aimait à prendre quand il inventait des contes pour Marie-Anne.
"Il y avait un lac, reprit-il. Et des fleurs qui dérivaient sur l'eau. A chaque minute le paysage changeait.
"Je sais, dit la bégum. Il y avait un lac. On me l'a dit, un jour. "
Mais Madec ne l'entendait pas.
"Regarde, poursuvit-il. Les fleurs dérivent. C'est le vent de mousson. Il va encore pleuvoir. Appelle les musiciens, il faut de la musique, le raga de l'après-midi, le raga qui précède la pluie."
Quelques jours plus tôt ,le 10 février, la victoire de l'Angleterre sur la France avait été consacrée par la signature du traité de Paris.On ne la connaissait pas encore à Calcutta, mais les derniers courriers parvenus de Londres laissaient présager la teneur des accords:la France livrerait à sa rivale le Canada et toutes ses dépendances, le Senegal, moins l'ile de Gorée, Grenade moins les Grenadines, enfin toutes ses possessions dans l'Inde ,à l'exception de cinq comptoirs.La politique des isles à sucre avait prévalu sur tout autre considération;On avait préféré les champs de canne des Antilles aux immensités de l'Hindoustan; on avait réclamé les comptoirs pour contenter les gros marchands de Lorient,Nantes ou Bordeaux, et les élégantes toujours éprises de soies et mousselines.