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Critique de belcantoeu


Anatole France (1844-1924) a reçu le Prix Nobel en 1921, il y a 100 ans.
Ce centenaire devrait être pour nous l'occasion de célébrer et de redécouvrir ce grand auteur parisien, de son vrai nom François-Anatole Thibault.
La Rôtisserie de la Reine Pédauque, roman à la satire subtile, date de 1893, mais l'action est un vrai tableau de moeurs du début du XVIIIème siècle, et presque un pastiche car le style et le riche vocabulaire sont ceux de cette époque.
Jacques Ménétrier, le narrateur, est d'abord tournebroche à la rôtisserie paternelle. Si la reine Pédauque est légendaire, le restaurant a réellement existé, mais son évocation dans le titre est inversement proportionnelle à sa présence dans l'ouvrage. Au début du roman, parmi les clients de l'enseigne, on trouve deux ecclésiastiques en rupture de ban, deux cibles caricaturales de l'anticléricalisme voltairien d'Anatole France : le frère Ange (au nom choisi évidemment avec ironie), capucin ivrogne devenu mendiant, et le savant abbé Jérôme Coignard, docteur en théologie, à l'occasion un peu voleur, qui «pour avoir trop aimé le vin et les femmes, avait perdu l'honneur de monter dans une chaire de collège, en robe longue et en bonnet carré». En contrepartie du gîte et du couvert, le cabaretier lui confie son fils Jacques pour qu'il lui enseigne le latin et le grec afin de pouvoir monter dans l'échelle sociale à l'aide d'une carrière ecclésiastique. Il sera aussi initié à d'autres arts par Catherine, la femme de chambre («Un soir,… elle m'apprit ce que je ne savais pas encore et qu'elle savait depuis longtemps»). Suit une allusion à «sainte Marie l'Égyptienne se rendant au tombeau de Notre-Seigneur, qui fut arrêtée par une rivière profonde. N'ayant pas d'argent pour payer le bac, elle offrit son corps en paiement aux bateliers». Quand la mère du narrateur apprit que l'histoire était peinte sur une fenêtre de l'église, elle la tint pour véritable et dit «Il faut être aussi sainte qu'elle pour en faire autant sans pécher, aussi ne m'y risquerais-je point».
Cette sainte et cet épisode auraient vraiment existé et elle figure au calendrier liturgique. Elle fit pénitence dans le désert et apparait, comme Marie-Madeleine, dans de nombreuses oeuvres artistiques. Dans le Faust de Goethe, elle prie la Vierge de pardonner au vieux savant, avec des paroles reprises par Mahler dans le final de sa 8ème symphonie. Elle a inspiré des opéras dont Maria Egiziana de Respighi (1932) et plusieurs autres oeuvres littéraires dont une nouvelle De Balzac, le Chef d'oeuvre inconnu, qui la décrit «se disposant à payer le passage du bateau». Il existe aussi des peintures de la sainte (Chassériau, Ribera,…) et des statues, dont celle, à Paris, de l'église de St Germain l'Auxerrois, dont Anatole France eut peut-être connaissance.
Quand Jacques perd Catherine, son «bon maitre» et pédagogue lui enseigne de ne pas s'inquiéter «vous en trouverez une autre qui ne sera point différente de celle-là, ou du moins ne le sera pas essentiellement».
Bientôt, le jeune Jacques et son «bon maitre» sont embauchés par un gentilhomme gascon riche mais dérangé de l'esprit, «assembleur de nuées», pour traduire de vieux grimoires afin de parfaire ses connaissances en alchimie. Comme il est dérangé, il ne s'intéresse pas aux femmes car «qu'est-ce qu'une femme auprès d'un papyrus alexandrin» ? Pour cet illuminé, Jéhovah n'est qu'un dieu secondaire ; le démon est moins mauvais qu'on le dit ; et tout un monde occulte est peuplé de créatures magiques. C'est chez lui que Jacques rencontre Jehel, une jeune femme recluse par son oncle et amant jaloux, et avec qui le jeune novice retrouve le parfait amour «Un jeune ecclésiastique, une fille de cuisine, une échelle, une botte de foin, quelle suite, quelle ordonnance, quel concours d'harmonies préétablies, quel enchaînement d'effets et de causes, quelle preuve de l'existence de Dieu» !
Mais Jehel, au lendemain d'une nuit tendre, fait comprendre à Jacques que la vie est dure et qu'elle n'a d'autre choix que de fuir son oncle et amant jaloux avec un aristocrate qui la laisse certes indifférente, mais qui lui garantira une existence confortable. Jacques est jaloux également, et elle se fait pédagogue pour lui enseigner très rationnellement qu'il doit se détacher de ce sentiment. Sa jalousie s'apaise en partie car elle le retrouve la nuit quand ses deux autres amants sont absents, et rien ne l'empêchera, dit-elle, de le retrouver encore.
Dans ce roman, sorte d'Emmanuelle du XVIIIème, Anatole France idéalise une philosophie de la liberté d'une manière intéressée et qui n'est pas innocente car elle correspond à son besoin de se disculper d'une vie très dissolue, aux multiples liaisons. Cependant, dans le roman, les femmes sont fangtasmées comme initiatrices, tandis que dans sa vie réelle, elles furent souvent délaissées sans ménagement.
Tout à la défense de la liberté sexuelle, ce roman parle avec bien peu de bienveillance des femmes fidèles «qui s'obstinent avec trop de superbe dans leur altière vertu… et se regardent comme une sorte de Saint-Sacrement… (car) la vertu, comme les corbeaux, niche dans les ruines» (sic).
Ne faut-il pas pécher pour pouvoir se repentir, dit-il, reprenant l'exemple de Marie l'Égyptienne, puisque «les meilleurs saints furent des saints pénitents». Suivront encore l'apologie du désir dans d'autres épisodes de libertinages, puis malheureusement quelques décès à la fin du roman dont celui du «bon maitre», secouru à l'article de la mort par un pieux curé local. La réflexion sur la mort permet à l'auteur de lancer une dernière flèche : Heureusement, «Dieu, dans sa bonté, veut qu'un seul moment nous sauve ; encore faut-il que ce moment soit le dernier, de sorte que tout dépend d'une seule minute auprès de laquelle le reste de la vie est comme rien».
Son éducation morale ainsi faite, Jacques se retrouva seul, renonça à l'état ecclésiastique, devint libraire, tout comme l'était le père d'Anatole France, et recueillit ses parents âgés, les fourneaux de la rôtisserie de la reine Pédauque étant désormais éteints.
Tout le roman baigne dans un scepticisme très voltairien qui rappelle aussi l'impertinence d'Erasme dans L'Éloge de la folie, mais toujours avec subtilité et l'élégance de forme du XVIIIème siècle.
Anatole France fut avec Émile Zola un grand défenseur de Dreyfus. En juillet 1898, il rendit même sa Légion d'Honneur quand celle de Zola fut retirée. Plus tard, il fit scandale en prônant la réconciliation franco-allemande, s'insurgeant contre les dures conditions imposées à l'Allemagne par le Traité de Versailles. L'histoire lui a donné tragiquement raison.
Même si on ne partage pas sa philosophie, cette petite description donnera peut-être l'envie de découvrir d'autres romans de ce prix Nobel 1921, comme par exemple le Crime de Sylvestre Bonnard, membre de l'Institut (1881), Thaïs (1890) qui a donné lieu à l'opéra de Massenet, Les Opinions de M. Jérôme Coignard (1893), le Jongleur de Notre-Dame (1906), Les Sept Femmes de Barbe-bleue (1909), Les Dieux ont soif (1912), ou d'autres encore.
Impossible de relever ici tous les mots et toutes les expressions qui respirent la langue du XVIIIème siècle, mais relevons quand même quelques spécimens de ce vocabulaire: une grille ornée de pampres (branche avec feuille de vigne), lutineur de guilledines (vieux galant qui court le guilledou), géline (poule, du latin galina, féminin de gallus, coq), édition bipontique, mise en charte, bonnet carré (attribut d'enseignant), veste de basin (coton), assommade (action d'assommer), official (juge ecclésiastique), arder (brûler), ouïr, bésicles (anciennes grosses lunettes), hanap (coupe à boire), la science spagyrique (l'alchimie), le thélème (intervention divine) qui rendra mes travaux parfaits, spectacle scurrile (bouffon, de mauvais goût), magot (bibelot), baillive (féminin de bailli), un ambigu était préparé (plat froid où les mets sont mélangés), l'hombre qui se joue à trois (jeu de carte: de l'espagnol hombre, homme), maltôtier (financier profiteur), exempt (policier chargé des arrestations et exempt de services ordinaires), aludel (tuyau), athanor (four d'alchimiste), je fus pressant, onctueux, et même parénétique (habile dans l'art oratoire du sermon ou parénèse, du grec parainetikos), pot à oille (à ragout), jeu de jonchet (jeu de patience ressemblant au jeu de mikado), accointer (avoir des relations intimes),…
Le centenaire de l'attribution du prix Nobel à Anatole France en octobre nous donnera l'occasion d'y revenir.
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