Les deux anciens entraînèrent Nyiki dans une anfractuosité dont les parois étaient ornées de peintures. Il en fut ébloui, ces motifs très élaborés parlaient à son âme, pourtant ils ne ressemblaient en rien à ceux que les gens du désert lui avaient appris à tracer. Des formes humaines massives, aux épaules larges, le fixaient de leurs gros yeux ronds et leur tête rayonnait. Ils n’avaient pas de bouche. À leurs côtés s’éparpillaient de petites silhouettes humaines et animales, noires et longilignes.
- Les esprits ancestraux vivent dans la pierre dit Oruncha, le quartz est leur enfant… Ceci est un lieu secret, ici nos ancêtres chamanes ont collecté les quartz depuis des générations.
Il s’accroupit, une jambe repliée sous lui et, fermant les yeux, passa sa main brune et noueuse sur les cailloux qui l’entouraient. Le geste était sensible et presque voluptueux, comme si les morceaux de roche étaient des êtres vivants. Il soupesait chacun et parfois il avait pour lui un mot affectueux : « Toi tu es grosse, mais pas encore prête… » ou bien : « Toi, tu seras excellent en ton temps ». Finalement il en saisit un, le prit à deux mains tendrement, et ouvrit les yeux. C’était une pierre toute semblable aux autres. Les pupilles du vieil homme brillèrent de contentement et se fixèrent sur le garçon, il eut un sourire entendu :
- Le cristal vit à l’intérieur de celui-ci comme le Rêve dans ton esprit. Son essence a été préparée dans le temps sacré, à présent il est prêt à naître.
D’un geste vif il la frappa avec une autre pierre, elle se fendit en deux et les cristaux étincelants apparurent. Le jeune homme émerveillé regarda le vieux chamane accoucher la matrice minérale de la pierre magique. À petits coups précis, il débarrassa complètement le cristal de sa gangue. Il resta un petit morceau de quartz très pur qu'il mit dans le soleil. La pierre étincelante diffracta la lumière. Il la tendit à Nyiki.
- Ce cristal est pour toi, lui dit-il, pour fortifier ton lien avec le monde sacré.
Le visage du jeune homme rayonna, il prit l'objet respectueusement, le serra longtemps dans sa main, sentit sa pulsation, puis il le mit dans une petite sacoche qu'il portait autour du cou. Il lui sembla avoir enfin trouvé sa place. Oruncha considéra son étrange physique, ses yeux très ouverts couleur du ciel, ce nez étroit que l’os passé dans le septum élargissait à la base. « Sa différence l’affermira » pensa-t-il.
- Tu dois connaître une autre chose que nous, les nyangkaris, ne révélons à personne… Suis-moi.
Les trois hommes reprirent leur marche au sein de l’immense cirque de pierre. Nyiki était impressionné par la majesté du site, autant que par les secrets qu’on lui révélait, il se sentait petit et indigne. Il y avait de nombreuses failles dans la falaise et il comprenait que c’était là la demeure des esprits, ceux qui dormaient dans la roche et dont l’image peinte était dévotement entretenue par des générations d'initiés. Oruncha s’arrêta devant l’une de ces fissures, elle était à flanc de falaise. Il demanda que l’on ramasse quelques feuillages secs et y mit le feu. Pendant que l’amas de branches brûlait, Oruncha chanta. Il demanda la clémence des esprits pour ceux qui allaient pénétrer dans leur demeure. Puis les trois hommes se mirent à escalader la falaise. Oruncha peina et ses deux compagnons durent l’aider. Ils se faufilèrent dans l’étroit passage et se retrouvèrent dans une obscurité presque totale. Au début, leurs yeux éblouis ne discernaient rien, puis Nyiki vit qu’ils étaient dans une petite grotte aux parois peintes de ces mêmes figures sans bouche et aux orbites vides qu‘il avait déjà vues sur les rochers. Il avait peur mais s’appliquait à n’en rien montrer. Oruncha le prit par la main et l’entraîna tout au fond de l’excavation. Entre les pierres, quelque chose captait le peu de clarté. Il se pencha et vit qu’il y avait là, en grand nombre, de ces petites pierres dorées rondes, plates et brillantes qu’il voyait pendre au cou des faiseurs de pluie.
Et l'enfant parut, naissant avec le jour, se tortillant, tout luisant dans la clarté de l'aube.
Immédiatement elle coupa le cordon avec ses dents. Puis elle souleva le bébé d'une main, et de l'autre enterra le placenta. Nomi, épuisée, se laissa glisser sur le sol.
- C’est un garçon, souffla Nagarankura
- Donne-le moi, dit Nomi
Mais l’autre avait encore beaucoup à faire avec le nouveau-né. Elle l’emmena à l’écart, hors de la vue de sa mère, et fit courir ses mains sur son corps des pieds à la tête. « Un bel enfant » pensa-t-elle et le poids qui pesait sur sa poitrine disparut. Après quoi, elle alimenta le feu de tjanpi et tint le nourrisson un moment dans la fumée. Il poussa son premier vagissement.
- La fumée est comme l'existence spirituelle qui précède et suit la vie, la cendre est ce qui reste de la vie, prononça-t-elle à voix basse comme si le bébé pouvait déjà la comprendre, puis elle l’enduisit de cendre qui, sur le petit corps encore humide, forma une pellicule blanche.
L’ayant déposé dans un pitchi, elle coupa le cordon ombilical avec un couteau de pierre et le torsada pour en faire un collier, établissant le lien spirituel avec l'Ancêtre Kalaya qui lui donnait la vie.
Elle le reprit dans ses bras et souffla dans ses narines le nom sacré de son totem, puis elle lui sourit, enfin joyeuse. Après quoi elle replaça l’enfant dans le pitchi qu’elle déposa auprès de Nomi.
- Grand-mère, demanda celle-ci avec un peu d’inquiétude, comment dois-je faire ?
- Souviens-toi de la femelle malu, répondit la Vieille, et tu sauras.
Nomi, toujours appuyée contre le tronc qui l’avait aidée à accoucher, prit alors le bébé contre sa poitrine et s’endormit, la vieille femme veillant sur eux.
Au sud du Portugal, les navires trouvèrent les alizés qui les portèrent au large des côtes d‘Afrique. Ils lâchèrent toutes leurs voiles et, penchés par la houle, ils furent comme trois grands oiseaux blancs volant vers les mers australes où, dans l’imaginaire de chaque passager, vivaient des monstres aquatiques et des peuples de géants. On quittait le monde connu dont la limite était symbolisée par cette ligne équatoriale que d’aucuns se représentaient comme un trait dans le ciel ou au fond de la mer. Au-delà commençaient l’inconnu, le sauvage, l’indompté, le païen, dont on ne serait libéré, si Dieu le voulait, que dans six mois au moins, en abordant cette Hollande du bout du monde, ce pays de cocagne qu’était, à ce qu‘on disait, la ville de Batavia. En même temps on quittait l‘hiver européen.
Abraham Gerritz avait le charme exotique. Noir de poil, sombre de peau, il portait, coquetterie de marin, les cheveux longs et bouclés jusqu'au milieu du dos. Il n'avait pas encore trente ans mais son visage mature témoignait d'une vie passée sur le pont des navires. Sa peau cuite par le sel et des soleils trop ardents avait pris la couleur des pots de terre, et son sourire facile s'efforçait de faire oublier les outrages du scorbut.
Aussitôt arrivée, Nomi répandit quelques poignées de graines sur une large pierre plate et sortit la meule de sa cachette. C'était une jeune épousée et ses aînées la laissaient prendre sa place, dans la tribu, effectuer cet acte ancestral, réservé aux femmes sages, les kungkas, qui, depuis la nuit des temps, savaient transformer de simples graines en délicieuses galettes.