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«Tous les problèmes se ramènent au temps. Douleur extrême ou temps non orienté : voie de l'enfer ou du paradis. Perpétuité ou éternité.» (Simone Weil)

Divisé en trois grandes parties («Le Vieux Monde», «Le Nouveau Monde», «L'Autre Monde»), TERRA NOSTRA apparaîtrait d'emblée comme une vaste allégorie du caractère mortifère et destructeur de toute forme de pouvoir, temporel ou spirituel, aspirant à soumettre le monde à ses seules lois et prérogatives. Pouvoir incarné ici, notamment, par le personnage du «Seigneur», «Philippe». D'emblée, on pense à Philippe II d'Espagne, mais au vu de certains éléments disparates (par exemple, la reine Jeanne la Folle, grand-mère de Philippe II, y est présentée comme étant mère du "Seigneur"), et après une consultation rapide de Wikipedia, on se rendra compte qu'il pourrait en l'occurrence s'agir tout aussi bien du père et/ou du grand-père de Philippe II, Charles Quint et Philippe le Beau, les trois monarques ayant visiblement été condensés par l'auteur en un seul personnage.
Situé d'autre part approximativement, sur la frise chronologique, au moment charnière représenté par la découverte du Nouveau Monde, TERRA NOSTRA s'intéressera cependant moins au rayonnement de la branche habsbourgeoise espagnole et à l'avènement du Siècle d'or espagnol, qu'à la mise en évidence d'une dynamique symbolique, déjà présente à ce moment-là, qui conduirait inexorablement au déclin spectaculaire connu plus tard par la nation espagnole, et à l'origine de cette aura de morbidité qui allait hanter par la suite, à travers les siècles, l'image d'une Espagne ruinée, rétrograde et «fiancée à la mort». Refusant en revanche toute historicité ou réalisme à son entreprise littéraire, ainsi que toute linéarité chronologique des faits évoqués («la véritable histoire est circulaire et éternelle»), Fuentes propose une vision sui generis du cours même suivi par l'histoire par une approche iconoclaste et totalement libre des codes traditionnels du roman historique.

Quintessence du processus de «baroquisation» de la littérature latino-américaine initié à partir de années 50-60, TERRA NOSTRA (1975) est une oeuvre démesurée, hors gabarit, hyperbolique : un géant en papier (compacté en quelques 1.300 pages et en deux volumes dans son édition poche) affichant le dessein titanesque de proposer une interprétation nouvelle, eschatologique et hallucinante, de la marche de l'humanité.

Foisonnant et excessif, dédaléen, volontiers emphatique et surchargé, impossible -à l'instar de ces cathédrales qui seraient érigées plus tard dans le Nouveau Monde - à être embrassé d'un seul regard ou appréhendé par des canons traditionnels en matière de narration littéraire, encore moins par des critères relevant uniquement de l'intellect et de la raison pure, le monument bâti par Fuentes risque de décourager plus d'un lecteur se sentant légitimement dépassé par la majesté pléthorique de l'édifice, par une oeuvre se défiant en fin de compte de bon nombre des repères spatiaux et temporels, dont notre humble cogito se sert habituellement afin de s'orienter tant soit peu dans le chaos du réel (logos renversé, entre autres, par un succinct et récurrent «ce qui est pensé, est» - formule reprise à différents passages du roman).
Ainsi, suralimenté et craignant parfois la congestion face à l'imagination incontinente de l'auteur, déclinée par une verve tout aussi copieuse et luxuriante (et accommodée superbement, soit dit au passage, par l'excellent travail de traduction de Céline Zins!), le lecteur, bien qu'il soit à la base doté d'un estomac plus ou moins solide, à un moment ou à un autre, peu ou prou, accusera, je pense, inévitablement le coup..!

En effet, avec TERRA NOSTRA nous avons affaire à un nutri-score littéraire vraiment élevé, notamment du fait des très gras mystères qu'il essaie de pénétrer, ainsi que des bien consistantes spéculations philosophiques et métaphysiques qui entrent dans sa composition et en constituent, pour ainsi dire, la piècede résistance, à savoir : l'hypothèse d'une marche «circulaire» et d'une «simultanéité» du temps non-humain (avec une trajectoire époustouflante imprimée dès lors à «l'Ange de l'Histoire» tel que le décrivait Walter Benjamin!); du statut positif du mal et du mouvement perpétuel de création-destruction en oeuvre à l'échelle de l'univers; de la synchronicité entre évènements séparés dans l'espace-temps, de l'existence d'archétypes fondamentaux constitutifs à toute forme de civilisation et, enfin, d'une mémoire collective primordiale et commune à toute l'humanité.

« Une vie ne suffit pas. Il faut plusieurs existences pour faire une seule personne. Toute identité se nourrit d'autres identités. (…) Toute chose est dotée de l'aura de ce qu'elle fut et de l'aura de ce qu'elle sera quand elle aura disparu. Tu appartiens simultanément au présent, au passé et au futur : à l'épopée d'aujourd'hui, au mythe d'hier, à la liberté de demain. Nous sommes immortels : nous possédons plus de vie que notre propre mort, mais moins de temps que notre propre vie. (…) Un jour nous fûmes tous un. Aujourd'hui, nous sommes tous autres.»

Tout en emboîtant des épisodes racontés par différents narrateurs-chroniqueurs, avec des dénouements la plupart du temps suspendus, différés; en superposant temporalités, évènements et figures historiques (et faisant tourner en girouette ce pauvre Ange de Monsieur Benjamin..); en travestissant, en rendant perméables songe et réalité dans l'esprit des grands chefs-d'oeuvre de l'Art baroque; en fusionnant et en semant ambiguïtés et syncrétismes divers entre personnages, faits avérés et légendes, mythes et réalité; en entremêlant à ses apologues et à ses récits méandriques des oeuvres, des auteurs ou des personnages célèbres du patrimoine littéraire universel («L'Odyssée», «La Métamorphose» de Kafka, le «Théâtre de la Mémoire» de Giulio Camillo, Monsieur Ionesco en personne, «Don Juan», «le Quichotte», «Cuba Venegas, et j'en passe.. !),; en déclinant et en démultipliant l'identité de ses personnages au-delà de leur corporéité, à travers les âges et périodes historiques, puisant dans une sorte de fond généalogique commun à toute l'humanité, depuis la Rome de Tibère, l'Empire aztèque, jusqu'à un Paris étonnamment néo-médiéval au virage du XXIe siècle - TERRA NOSTRA échappe radicalement à tout essai de schématisation, de synthèse ou d'interprétation univoque.
Ce colosse littéraire («aux pieds d'argile», rajouteraient peut-être d'autres lecteurs assommés par les aspirations cyclopéennes et totalisantes du roman) ne pourrait en effet être savouré convenablement, me semble-t-il, qu'en essayant d'adhér à la logique même ayant présidé à sa naissance : «ne pas conter ce que nous savons mais dévoiler ce que nous ignorons», «ne pas décrire un lieu et une époque mais tous les autres lieux et temps contenus en eux», «ne pas se contenter de l'écoulement du successif quand la plume offre la plénitude du simultanée».

Un festin donc à long cours! Et que je ne conseillerais surtout pas aux amateurs de repas rapides, cette lecture devant comporter, à mon sens, des moments de pause et des temps de latence, autrement «telle la nature [qui] a horreur du vide et remplit le moindre espace laissé par la réalité», une telle «floraison instantanée, aussi pleine, risquerait de transformer sa jeunesse en maturité, et sa magnificence en cancer»…
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Terra Nostra est une incursion, une plongée dans un univers difficile à décrire, baroque, quelque part à mi-chemin entre le roman historique et l'expérimentation religieuse ou spirituelle, une réflexion sur le sort l'humanité, des erreurs du passé et de leurs conséquences sur le présent (et le futur). Bref, tout un défi. Ne s'y lance pas qui veut. D'autant plus que ça ne ressemble pas aux autres romans de l'auteur Carlos Fuentes. Bon, je n'ai pas lu toute son oeuvre mais une bonne dizaine de romans.

Dans Terra Nostra, il n'y a pas une intrigue à proprement parler. Plusieurs intrigues, plus ou moins précises, qui s'entremêlent et transportent les lecteurs dans une aventure surréelle et déroutante. Pour s'y retrouver (ou l'apprécier à sa juste valeur), il faut une bonne culture. Un voyage temporel. L'Espagne du début du XVIe siècle. Et, incidemment, dans son rayon d'action. Il est question des Pays-Bas et du Nouveau monde. Plusieurs personnages sont reconnaissables. La Reine Folle (Jeanne la Folle), le Seigneur (Philippe le Beau et Philippe II réunis) et plusieurs autres : le moine, l'alguazil, etc. Ils sont légions, les personnages qui entrent et qui sortent de cette histoire.

On y traite donc de la conquête du Nouveau Monde, des grandes découvertes, de l'inquisition, de l'exécution des sorcières, de l'expulsion des Maures et des Juifs, etc. Toutefois, il ne s'agit pas d'un roman historique, loin de là, d'autant plus que certains événements sont distorsionnés, la chronologie semble inventive et certains personnages plus ou moins fidèle aux sources. C'est peut-être plus une réécriture fantaisiste de l'histoire. Bref, la fidélité historique se trouve davantage dans l'esprit de l'oeuvre.

Aussi, le tout mêlé de considérations métaphysiques, morales, créant un futur possible. Donc, il faut un intérêt pour les échanges philosophiques, aimer discourir sur tout et rien. Il faut surtout une bonne concentration et une bonne patience pour suivre le fil des méandres labyrinthiques que prend cette histoire. À l'occasion, j'aime bien plonger dans ce type de bouquin qui fait travailler mon cerveau et mon imagination. Pendant ma lecture de Terra Nostra, je ne pouvais m'empêcher de faire des liens avec un autre bouquin semblable, le bréviaire de Saint-Orphée, écrit par Szuthkeny.
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Plus qu'un livre, Terra Nostra est une expérience aux flots furieux. Oeuvre immense et complexe, Terra Nostra se révèle ambitieuse et embrasse quatre continents en couvrant presque deux mille ans d'histoire.
Si son pivot est l'Espagne et le règne de Philippe II autour desquels se déploie le récit, Carlos Fuentes ne cesse de nous projeter sur le fleuve du temps de sa source à sa fin, de l'empire romain à la fin du 20ème siècle, où les réitérations de l'Histoire sont permanentes jusqu'à pulvériser le sens linéaire du temps et l'ordre immuable des évènements.
Vieux Monde, Nouveau Monde : mondes liquides, consanguins et instables ; fantasmes et monstres sont engendrés par de fécondes réminiscences culturelles jusqu'à l'apparition du Seigneur, sorte de Philippe II au sang dégénéré, instaurant un ordre divin, tel son Escurial frigide et autoritaire, qui se veut immuable et unitaire, menacé par des hérétiques pluralistes, puis un carnaval de personnages, parfois sorcière brûlée réincarnée entremetteuse, ou chroniqueur manchot cervantesque, un dieu tutélaire aztèque témoin des premières explorations des conquistadores… Violence, folie collective, permanence des combats inondent l'aube tragique du deuxième millénaire. Carlos Fuentes dissèque avec furie les troubles d'un monde devenu moderne.

En peuplant son oeuvre d'aberrations historiques, Carlos Fuentes annonce une lecture à la fois parodique et visionnaire de l'Histoire d'où pourrait émerger une nouvelle réalité verbale, vérité occultée par le discours historique officiel (lecture initiée par de nombreux auteurs latino-américains, notamment les modernistes indigénistes) : chercher le souffle du devenir dans les tourbillons imaginaires ou réécrits du passé. Mémoire sourde et univoque bannie par l'auteur contre mémoire devenue enfin ouverte, féconde et plurielle. le tout au gré de références picturales (le Greco, Bosch…) pour mieux annoncer, dans un élan philosophique, l'imminence de l'apocalypse.

Puis l'Autre Monde. Prophétique, Terra Nostra intrique histoire catastrophique et avènement d'une utopie unitaire, création dans la création (littéraire) qui contiendrait le tout pluriel, incarnée par un Adam androgyne tel un retour kabbalistique au premier homme-femme dos contre dos de la tradition hébraïque, avant leur séparation première.
Carlos Fuentes boucle la boucle magistralement, nous laissant éreintés de tant d'inflorescences baroques et abasourdis de tant de spirales vertigineuses et de démesure littéraire.
Lien : https://tandisquemoiquatrenu..
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Avec Terra nostra, l'auteur mexicain Carlos Fuentes a écrit un roman étrange et fascinant : baroque, loufoque, luxuriant, boulimique, mégalomane, inventif, transgressif… Un véritable colosse littéraire : dans le fond (avec son ambition démiurgique de replanter les piliers du Monde et de l'Histoire en mettant à nu leurs racines et à jour leurs énergies vivaces), dans la forme (apparemment délirante et cependant contrôlée de bout en bout de main de maître) et par la taille (plus de 800 pages bien serrées).
C'est, a-t-on dit, un livre total, un livre-monde, qui enjambe les siècles et les continents, qui embrasse les civilisations, court-circuite les histoires et les mythes et se permet de faire surgir, au milieu des personnages de fiction et de synthèse (portraits composites de diverses figures historiques), les présences hétéroclites de l'empereur Tibère, de Christophe Colomb, de Jérôme Bosch, de Don Juan ou de Don Quichotte, par exemple. Par-là, c'est incontestablement un grand roman philosophique (au sens où la philosophie a le tout pour objet), qui n'hésite pas à déchirer le voile (illusoire ou anthropomorphique) du temps, pour essayer de dégager de tous ses avatars spatio-temporels (de l'empire romain à la monarchie très catholique d'Espagne, des royautés aztèques aux dictatures modernes) l'essence éternelle du Pouvoir. Ce Pouvoir qui veut toujours et partout, de gré ou de force, unifier les multitudes humaines et organiser la multiplicité des choses, proclamer la légitimité impérieuse et absolue de l'Un et, en quelque sorte, cosmiser le chaos, même s'il faut pour cela combattre à mort les forces dissolvantes, diaboliques et schismatiques, de la vie et de l'individualité et s'abriter derrière un mur de symboles (dont la fonction, comme le rappelle l'étymologie, est justement synthétique).
Livre-puzzle également et paradoxalement, éclaté en mille morceaux (en fait 144 chapitres plus ou moins courts), qui de proche en proche en remet quelques-uns bout à bout, les ajuste et réajuste, qui redessine ainsi des bouts de composition et laisse le reste en attente (en pâture à l'intuition et aux suppositions du lecteur), qui revient en cercle ou en spirale sur des événements et des personnages précédemment mis en place, pour compléter ou confirmer à leur propos ce qui n'avait été qu'esquissé ou suggéré jusque-là, et faire ainsi émerger progressivement un sens qui se constitue toujours par bribes et après coup. Car l'illumination dans ce livre unique est toujours rétrospective ; elle vient tardivement intensifier les timides lueurs jetées précédemment, ici ou là, dans l'enchevêtrement et la densité du texte. Mais c'est par là, justement, qu'elle prête aussi tellement à la réflexion et à la rumination… et que le livre ne cesse de nous poursuivre !
L'écriture elle-même échappe aux codes habituels de la ponctuation et procède souvent par collages elle aussi, donnant lieu à des patchworks échevelés, juxtapositions indéfinies des points de vue, actions, pensées, sensations et propos des différents protagonistes. Plus généralement, elle a la luxuriance, l'exubérance, l'exagération, la prolifération monstrueuse, fantasmatique, hallucinée de la jungle tropicale ; et si sa prolixité peut devenir parfois déroutante ou soporifique… impétueuse, torrentueuse, elle charrie aussi des pépites : arc-en-ciel de mots tirés d'une palette inépuisable, inventions évocatrices et savoureuses, sonorités inouïes qui se détachent sur le rythme lancinant et hypnotique des phrases qui roulent en sourdine comme des tambours, symboles à foison qui viennent recoller miraculeusement des histoires dépareillées.
Tout au long de cette histoire enveloppante et envoûtante, pleine de mystères et de fulgurants éclats, on est amené à s'interroger sur l'universalité des mythes et de leurs archétypes, sur la consistance ou l'inconsistance du temps, sur la vérité des nombres et des symboles, sur les jeux pervers du pouvoir et de la liberté, de la soumission et de la domination, du sexe et de la mort, de la religion et de la division, ou encore sur les chassés-croisés des générations, de la vie et de la mort, de l'esprit et du corps, du plaisir et de la douleur. On en reste forcément subjugué, ébranlé et perplexe… autrement dit philosophiquement émoustillé et dispos, prêt à des études plus austères.
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Immense roman : réinvention à portée universelle de la légende noire de l'Espagne.

Publié en 1975, traduit en 1979 par Céline Zins chez Gallimard, le huitième roman du Mexicain Carlos Fuentes, après les coups de tonnerre que furent « La plus limpide région » (1958), « La mort d'Artemio Cruz » (1962) et « Zone sacrée » (1967), était à la fois, indéniablement, son plus ambitieux à date, et celui de la consécration, avec l'obtention du prix Romulo Gallegos, généralement considéré comme la plus haute récompense littéraire en Amérique hispanophone.

Le Seigneur, roi d'Espagne fictif créé à partir de Philippe II en y intégrant des touches de certains de ses prédécesseurs, descendant d'une dynastie ô combien dégénérée, se lance dans la construction du palais mausolée de l'Escurial, dans les solitudes désolées des hauts plateaux madrilènes, au service d'une foi aussi glacée, absolue et mortifère que résolument contre-réformiste, tout en parachevant les vexations et persécutions à l'égard des Musulmans et des Juifs du Royaume, engloutissant sa richesse personnelle - et le crédit qui lui restait après plusieurs décennies de guerres religieuses aux quatre coins de l'Europe - dans cette construction monumentale aux allures de folie grandiose, précipitant ainsi par l'accroissement des impôts et du mécontentement l'émergence des classes même qu'il méprise.

Sous l'ombre de son « fidèle » Guzman, grand ordonnateur des chasses royales, maître des faucons et des lévriers, le Seigneur, en proie aux affres de la mortification au sein d'une famille repue d'inceste et de mort, voit surgir, au prix d'un subtil anachronisme enchevêtré dans le miroir des éventualités, la possibilité d'un nouveau monde, à l'ouest, non pas du fait d'une expédition commanditée par tel ou tel souverain, mais par la navigation hasardeuse d'un vieillard, suffisamment désespéré pour avoir cherché au-delà de l'océan un lopin de terre où il pourrait, enfin, échapper à l'officieux esclavage post-féodal.

Lorsque se lèvent les symboles et les mythes portés par de mystérieux jeunes hommes à six doigts et à la croix rouge inscrite à même la chair de leur dos, une tempête dévastatrice se lève sur cette Espagne prématurément vieillie et prête pour la mort lente, alors même que la conquête de l'Amérique se profile à peine, convoquant tour à tour les figures essentielles de Don Juan, de scientifiques secrets, de moines comploteurs pour le plus grand bien de l'humanité, de récits de l'auguste Rome sous Tibère (déclin et chute d'un empire dans et par la folie préfigurant déjà, avant même l'essor de l'empire espagnol, sa dissolution misérable), le tout sous l'oeil aigu d'un chroniqueur manchot rescapé de la bataille de Lépante…

Roman « total », comme il fut dit dès son apparition, chronique hallucinée et férocement imaginative de la mort d'un Empire au moment même de sa naissance, brassage forcené de deux mille ans de cultures plurielles confrontées à leur anéantissement dans la folie religieuse, saisie mythographique d'un instant clé de la lutte pour la possibilité de l'amour, de la bienveillance et du pluralisme (comme le lit magnifiquement Vincent Message dans son récent « Romanciers pluralistes »), ce chef d'oeuvre emblématique propose à la fois une réinvention de portée universelle de la légende noire de l'Espagne, une recréation des mythes fondateurs du Mexique et de l'Amérique métissée et une fenêtre abyssale sur le fait religieux lorsqu'il devient absolutiste et mortifère.
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Impossible à noter, impossible à classer, impossible de résumer ce livre tant il est unique, souvent incompréhensible, particulièrement long et parfois fastidieux. L'éditeur le présente comme un "Maître livre..." et franchement je ne sais pas quoi en penser. C'est le tome I, qui fait 750 pages, il y a un second tome, je ne sais pas encore si je vais le lire.
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Circularité, pluralité, des destinés, du temps qui est aussi ce que l'on en imagine, ses failles, itérations, prophéties, mais aussi tout ce qui n'a pas été vécu, les secondes chances des échecs, les hérésies, l'expérience en commun de notre terre. Chef d'oeuvre de Carlos Fuentes, immense roman cosmogonique aux réflexions sur l'unité, toutes les dualités (nouveau et ancien monde ; passé et présent ; masculin et féminin ; unique et plurielle ; achevé, inachevé ; rêve et mémoire...), Terra Nostra est le récit véritablement baroque (permanent jeu de miroir entre rêve et réalité) de la fin d'un empire, celui halluciné, forclos dans sa dévotion syphilitique, de Philippe II, l'annonce d'un nouveau monde et la préservation de l'utopie d'un autre monde. Carlos Fuentes nous emporte dans ce récit messianique, dans la permanence des signes, la variabilité de leurs interprétations, la concordance des mythes, la réalité trompeuse de l'écrit et de ses hérésies, la folie de la foi, l'immuable et éternel désir de dire.
Lien : https://viduite.wordpress.co..
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1.Chronovore: le roman est chronovore (1200 pages) mais en roue libre, sur le temps long.
2.Une époque, la révolution copernicienne. Une histoire, los Reyes catolicos. Un temps, diffracté, celui de la modernité.
3.Héliocentrisme en rupture, ce qu'avait compris l'aztèque: non pas l'homme au centre, non plus la terre au centre, mais le soleil qui punit, le soleil qui dicte; l'Inquisition s'en souviendra, préférant brûler les femmes et les Indios. Quand les dieux ont faim, il devient nécessaire de mesurer le temps: décompte maya en triple horloge, une roue dentée non pas sur ou contre, mais à l'intérieur même d'une autre roue dentée, qui elle-même porte en son sein la dernière de ces roues: Tzolk'in, Haab, compte long: le temps des dieux, le temps des hommes, le temps du religare: le religieux, le rattachement, la liaison. le roman révèle ainsi son mécanisme interne, trois temps, trois mondes, trois religions.

3.Saint Augustin insiste sur le fait que c'est à partir du présent que nous envisageons le passé, le présent et le futur. Il écrit à ce propos « C'est donc une impropriété que de dire: il y a trois temps, le passé, le présent et le futur. Il serait sans doute plus juste de dire: il y a trois temps: le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur. le présent du passé, c'est la mémoire; le présent du présent, c'est l'intuition; le présent de l'avenir c'est l'attente. »
2.Clepsydre ou sablier, solstice ou baktun, éphémérides et effondrement d'empire: non pas le temps mais l'histoire, non plus l'histoire mais les époques, non plus les époques mais le temps.
1.Chronovore: c'était Kronos dévorant ses enfants de Goya pour l'Ancien monde (Saturno devorando a un hijo); ce sera Hernán Cortés dévorant les dieux des Mexicas pour le Nouveau monde.
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entrer dans terra nostra c'est pénétrer dans un labyrinthe, dans un univers tourmenté et allégorique à la manière de Jérôme Bosch.

Il faut se laisser porter par ce déferlement de faits, d'anecdotes, de tableaux, de rappels historiques, de discutions religieuses, méthaphysiques ou esthétiques, de légendes, sans prétendre percer immédiatement le sens ou la portée.
Lien : http://mazel-livres.blogspot..
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Un excellent ouvrage dont la lecture est quelque peu ardue au début mais dont l'intrigue est palpitante.
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