Sur fond fluctuant couleur d'opacité où l'existence hésite à s'accrocher, Kubin franchit les interdits qui barrent l'accès au réel. Les barrages cèdent devant ces naissances maudites, emplies d'éternelles obsessions. Surgissent des existences terribles, en forme d'esquisses hallucinées, androgynes des origines à l'indifférenciation brutale. L'oeuvre révèle ce que l'artiste projette sur ses écrans intérieurs : le champ agrandi des perception souterraines, et les tracés instinctifs des pathologies profondes.
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Dessin à vif, condensé, englouti, là où l'indicible creuse l'impensable de l'humaine condition. Le dedans et le dehors de l'existence, saisis à cru dans leurs tumultes, disent le secret et l'atroce du corps uni et séparé, animalisé, à peine humain... Le chaos veille.
La matière tendue de Kubin est d'une maigreur effrayante, un rien d'eau et d'encre, et quelques traces de pigments installent sur des marécages impossibles des créatures incontrôlées. Elles guettent l’impudent spectateur, elles envoûtent d'opaques terrains de concentration, elles hantent des paysages convulsifs et crucifiés, et des marécages béants. On voit des lieux éteints qui disaient la vie, et des machines à douleurs, et des demeures encavées, à l'indicible poignant.
Dans le récit autobiographique Comment j'illustre, [Kubin] évoque la grande sensibilité avec laquelle il travaille afin de pénétrer les couches les plus profondes des œuvres littéraires. Il contamine, il prolonge, il transcende. On observe là une sorte de "vision de la métamorphose" : une tendance systématique à déterminer chaque motif visuel en fonction de sa capacité à se transformer et à associer d'autres niveaux picturaux. Lors d'une promenade en forêt, une racine devient un visage, apparition fantomatique qui donne elle-même aussitôt lieu à une histoire sur les esprits sylvestres, ce qui conduit alors à ses souvenirs de leurs faits et gestes, tels qu'on les trouve dans les contes. Chaque situation en apparence banale recèle ainsi de secrètes possibilités autour desquelles on peut broder.