Après «
Sa Majesté des ombres », puis « Les Anges de Babylone », «
Le Sacre des impies » clôture la trilogie commencée en 2018 par
Ghislain Gilberti. Plus de deux mille pages qui narrent l'histoire de l'Hydre, allégorie de ce monstre à sept têtes. Dans ce dernier tome, l'auteur prend le parti de remonter aux origines de la création du groupe en mettant l'accent sur Faust Netchaïev, la tête pensante de l'organisation, et sur la formation de Borderline, où comment sept gamins se sont trouvé des valeurs communes puisées dans une expérience de vie semblable. Ainsi, les grandes parties du roman alternent entre deux espaces-temps, 1995 retour vers la construction de l'entité et 2011 l'exécution finale d'un plan. Il est indispensable d'avoir lu les deux premiers opus pour savourer et comprendre ce dernier tome. Je vous conseille même de relire le dernier chapitre du tome 2 avant de vous plonger dans celui-ci pour vous remettre dans l'ambiance.
1995, remontée dans le temps. L'auteur revient sur l'histoire personnelle de ces sept gamins, tous enfants de familles aisées, de parents puissants « les géniteurs de chaos en marche » ayant un rôle phare dans la société civile. Sept gamins qui ont connu le délaissement et la violence. Sept gamins qui se lient irrémédiablement autour de Faust pour ne faire qu'un, la naissance d'une entité dont les racines profondes s'ancrent dans le désir de vengeance. « Le mal s'implante profondément dans l'âme encore tendre et fraîche, se ramifie, creuse au plus profond de l'être ses galeries empoisonnées. »
2011, exécution d'un projet commun qui dépasse très largement les divers trafics, quêtes de territoires, éliminations des caïds, récoltes de sommes d'argent colossales. Borderline devient le porte-parole d'une forme de renouveau. L'exécution de ce plan, déjà en gestation dans les deux premiers tomes arrive enfin à son terme en ce jour du 19 juillet 2011 où « Les drapeaux de toutes les communes du pays seront mis en berne ». Je vous laisse découvrir seuls le machiavélisme avec lequel les membres de l'organisation agissent.
« Lorsque ce sont les parents qui doivent répondre des actes de leurs enfants alors que ceux-ci sont adultes, l'épreuve est humiliante. Mais lorsque les actes en question relèvent de crimes en bande organisée, trafic de stupéfiants, violences, actes de barbarie, meurtres et terrorisme intérieur, ça prend l'ampleur d'un châtiment divin. »
L'impression générale qui subsiste en refermant ce tome 3 est, comme je vous l'avais déjà dit pour le tome 2, l'immense travail de Ghislain Giberti pour construire une trilogie qui a du sens, et des personnages dont on découvre au fur et à mesure leur lente construction sur les cendres d'une société déconstruite. On peut y voir une fresque sociale qui s'apparente à celle d'un
Zola des temps modernes, une photographie très nette d'une société qui brille par ses disparités et ses contradictions. Au niveau de l'écriture, je veux vraiment souligner l'extrême précision des mots. L'écrivain a un sens du verbe méticuleux et une sensibilité profonde à la musicalité de ses phrases. Dans les scènes d'action, les mots cognent et foudroient, dans les scènes plus introspectives, ils se font plus tendres, presque doux. Cette hypersensibilité, cette volonté aiguisée de donner du rythme, cette exactitude du verbe font de l'oeuvre de Giberti un ovni littéraire qui donne au genre de vraies lettres de noblesse : celles de l'empathie totale, de l'immersion totale, de l'éveil de tous les sens. Ce que Gilberti dit de la société à travers ses personnages fait écho en chacun de nous, principalement en cette période trouble où les inégalités se creusent de façon dramatique. Oui, Giberti écrit des textes engagés et enragés et nous fait choisir un camp, pas forcément celui de ce qui est juste, mais celui de ce qui est bon. La cause est aussi légitime que les moyens pour la faire valoir sont interlopes…
«
Le sacre des impies » a toutes les caractéristiques du « barbecue sibérien » fort bien décrit dans le roman puisque les mots transpercent notre épiderme pour aller libérer une rage sourde présente en chacun de nous : la rage de l'enfance abîmée, de l'enfance trahie, de l'enfance bafouée. le feu succède à l'eau et inversement. La facture présentée est à la hauteur du crime perpétré, et même le plus doux des agneaux consent à libérer cette part des ténèbres qui est en lui. « Mais c'est la rage qui a gagné sur notre humanité. Nos parents ont réussi à nous briser, nous forçant au point que le seul choix était de nous reconstruire. Mais nous étions trop jeunes pour le faire seuls et de la bonne façon. C'était plus facile de faire de nous des démons qui châtient que des anges du pardon. »
Un dernier conseil avant de vous lancer dans ce dernier opus : commencez-le lorsque vous avez du temps devant vous. le premier tiers demande une certaine concentration. Les flash-back sont nombreux, les personnages considérables et donc, les dangers de décrocher multiples. Il m'aura fallu ce bon tiers pour totalement m'immerger dans le récit en acceptant l'idée que je ne pouvais pas me souvenir de chaque protagoniste et qu'au fond, le sujet du roman n'était pas là. J'ai alors pu ressentir cette effervescence fébrile de l'auteur, ce bouillonnement d'idées qui ne demandait qu'à jaillir, et savourer pleinement ma lecture.
Que dire de
Ghislain Gilberti ? D'abord que cette trilogie est une oeuvre majeure dans la littérature noire et qu'elle restera une référence pour qui s'intéresse à ce genre littéraire. Ensuite, force est de constater que le doute de l'écrivain lui réussit fort bien puisqu'il se dépasse à chaque nouveau roman. Enfin, que de grands textes peuvent naître d'expériences de vie chaotiques et qu'il faut avoir l'intelligence du coeur pour transformer la rage en mots !
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