Citations sur Les mots de la tribu (14)
Nous sommes cinq frères et sœurs. Nous n’habitons pas la même ville, certains d’entre nous résident à l’étranger: et nous ne nous écrivons pas souvent. Il arrive que, quand nous nous rencontrons, que nous nous montrions, les uns envers les autres, indifférents ou distraits. Mais il suffit, entre nous, d’un mot. Il suffit d’un mot, d’une phrase; une de ces phrases maintes fois entendues et répétées dans notre enfance. Il nous suffit de dire « Nous ne sommes pas venus à Bergame pour rigoler » ou « De quoi qu’ ça pue l’acide sulfurique ? » pour retrouver tout à coup nos ancien rapports, notre enfance et notre jeunesse, indissolublement liées à ces phrases, à ces paroles. L’une quelconque de ces phrases ou de ces paroles nous permettrait de nous reconnaître dans l’obscurité d’une grotte, au milieu de milliers de personnes. Ces phrases sont notre latin même, le vocabulaire de nos jours, elles sont comme les hiéroglyphes des Égyptiens ou des Assyro-babyloniens, le témoignage d’un noyau vital qui a cessé d’être mais survit dans ses textes, sauvés de la fureur des eaux et de la corrosion du temps. Ces phrases constituent le fondement de notre unité, une unité qui subsistera jusqu’à notre mort, qui se recréera et ressuscitera dans les endroits les plus divers de la terre, quand l’un de nous dira :
- Illustre monsieur Lipmann, et que, sur-le-champ, résonnera à notre
oreille la voix impatientée de mon père :
- Finissez-en avec cette histoire ! Je l’ai entendue des centaines de fois !
Ma mère, elle, était optimiste de caractère et elle attendait quelque magnifique coup de scène. Elle s'attendait à ce qu' "on renversât", un beau jour, Mussolini.
Ma mère sortait le matin, en disant :
- Je vais voir si le fascisme tient toujours debout. Je vais voir si l'on a renversé Mussolini.
Elle recueillait des allusions et des racontars dans les magasins et elle en tirait de réconfortants auspices. A table, elle disait à mon père:
- Il y a du mécontentement dans l'air. Les gens n'en peuvent plus.
- Qui te l'a dit? hurlait mon père.
- C'est mon marchand de légumes qui me l'a dit, répondait ma mère.
Le Dément dans sa clinique, avait un fou qui se prenait pour Dieu. Chaque matin, le Dément lui disait:
- Bonjour, illustre monsieur Lipmann.
Et le fou répondait alors :
- Illustre, peut-être bien, mais Lipmann, sûrement pas.
" - Vous autres, disait mon père, vous vous ennuyez parce que vous n'avez pas de vie intérieure."
Nella mia casa paterna, quand’ero ragazzina, a tavola, se io o i i miei fratelli rovesciavamo il bicchiere sulla tovaglia, o lasciavamo cadere un coltello, la voce di mio padre tuonava: - Non fate malagrazie!
Se inzuppavamo il pane nella salsa, gridava: - Non leccate i piatti! Non fate sbrodeghezzi,! non fate potacci!
Sbrodeghezzi e potacci erano, per mio padre, anche i quadri moderni, che non poteva soffrire.
Moi aussi je trouvais bien belle la poésie des roches noires et je me consumais de jalousie de ne l'avoir pas écrite moi-même. C'était tout simple : des prés verts, des roches noires. Combien en avais-je vu moi aussi en montagne ! Il ne m'était jamais venu dans la tête qu'on pouvait en faire quelque chose : je les avais regardés et c'est tout. Les poèmes, c'était donc ça : de simples images, faites de rien, faites des choses que l'on regarde. Je regardais autour de moi avec des yeux bien ouverts : je cherchais ce qui pouvait bien ressembler à ces roches noires, à ces prés verts et, cette fois, je ne voulais pas me les laisser échapper.
Ma mère avait lu Proust, et, à l'instar de Terni et de Paola, elle l'aimait beaucoup ; elle raconta à mon père que ce Proust était un garçon plein d'affection pour sa mère et sa grand-mère, un asthmatique qui ne pouvait pas dormir et avait fait tapisser de liège les murs de sa chambre.
Mon père lui dit:
- Ce devait être un bel empoté !
Dans l'après-guerre, tout le monde croyait être poète et tout le monde croyait être politicien; tout le monde s'imaginait que l'on pouvait et que l'on devait faire poésie de tout, après ces années de bâillonnement et de pétrification, après que la réalité eût été si longtemps figée, isolée au-delà d'une vitre, dans une immobilité cristalline et muette. Durant les années de fascisme, romanciers et poètes avaient jeûné, ne trouvant pas alentour de mots qui fussent autorisés; les quelques écrivains qui s'étaient servis des mots les avaient choisis avec soin dans le maigre patrimoine des miettes qui restaient encore.
Pavese si uccise un' estate che non c'era, a Torino, nessuno di noi. Aveva preparato e calcolato le circostanze che riguardavano la sua morte, come uno che prepara e predispone il corso d'una passeggiata o d'una serata.
Mon père rentrait toujours furibond à la maison après avoir croisé en chemin des cortèges de chemises noires, ou découvert en faculté, parmi ses connaissances, de nouveaux fascistes.
- Paillasses ! Misérables ! Pitreries ! disait-il en s'asseyant à table ; il malmenait sa serviette, malmenait son assiette et son verre, en s'ébrouant d'impatience et de mépris. Il avait coutume de faire part, à voix haute, de ses pensées aux personnes qui le raccompagnaient à la maison : celles-ci, effrayées par ces sorties, regardaient autour d'elles d'un air épouvanté.