Un retour ( ce n'est pas le premier ) à une de mes passions de jeunesse, la littérature italienne et en particulier les auteurs néoréalistes, mais pas que... parmi lesquels j'ai été et suis encore un grand fan de
Vasco Pratolini ( Metello, Il quartiere, Chronaque di poveri amanti...),
Giuseppe Pontiggia ( Il raggio d'ombra...),
Elsa Morante ( L'isola di Arturo... un de mes préférés),
Gavino Ledda ( Padre Padrone...),
Emilio Lussu ( Un anno sull' Altipiano et
Marcia su Roma e dintorni ),
Carlo Cassola ( Il taglio di bosca ),
Vitaliano Brancati ( Il vecchio con gli stivali, Il bell'Antonio, Paolo il caldo...),
Alberto Moravia ( Il disprezzo,
La Ciociara ( un coup de coeur à l'époque ), Il conformista, La noia, Gli indifferenti, La vita interiore, L'attenzione...)... et
Natalia Ginzburg que j'avais négligée à l'époque et vers laquelle j'ai eu envie de revenir en lisant -
Tous nos hiers -... oui, celui-ci je l'ai lu en français ( j'ai abandonné les VO en anglais et en italien depuis sept ou huit ans... tutto scorre ( clin d'oeil à
Vassili Grossman...) time flies...)
Autant dire d'entrée de jeu que je me suis immédiatement senti à l'aise dans cette approche néoréaliste de
Natalia Ginzburg.
La volonté de ne pas trahir la réalité telle qu'elle est, à travers une écriture volontairement dépouillée de tous les artifices littéraires susceptibles de la déformer, une écriture simple pour évoquer une période ( milieu des années trente jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale et le retour de la paix, de la démocratie italienne débarrassée du fascisme et de l'Occupation nazie ) et des faits bruts, sans parti pris de l'auteur qui laisse au lecteur son "libre arbitre", des faits authentiques qui s'inscrivent tels quels dans le réel... de la même manière que sont décrits, traités et qu'évoluent les personnages, humains on ne peut plus.
Natalia Ginzburg ne cherche ni à les embellir ni à les enlaidir, de même qu'elle ne cherche pas à les catégorier, à les essentialiser... ils ont quelque chose de Camusien, de Sartrien, de Pratolinien, de Pasolinien, de Moravien, de de Sicaien ( pas très "beau"...) dans - le voleur de bicyclette -, - Umberto D- ou -
La Ciociara -, dont j'ai déjà parlé... Ils sont ce qu'ils sont, peuvent être héros, lâches, indifférents... selon les circonstances... mais ne sont que ce qu'ils sont ou que ce qu'ils font...
Même Cenzo Rena, le seul héros positif du roman a ses faiblesses...
Pour coller au plus près de la réalité telle qu'elle est, pour que les dialogues ne viennent pas parasiter le réel, mieux qu'un
Claude Lelouch qui s'est entêté tout au long de sa très longue carrière à faire du ciné-réalité en cherchant vainement à imiter
Lee Strasberg, le pimentant à la sauce micro-trottoir et caméra invisible réuni(e)s, ou bien mieux encore qu'un
Godard trop "cérébral",
Natalia Ginzburg a eu recours pour ses dialogues à la forme indirecte... tout "simplement"...
Et croyez-moi, le tout, car il y a vraiment une unité parfaite dans ce roman, se lit avec le plaisir qu'offre la fluidité qui n'est que rivière.
Elle coule et ne fait que couler.
À charge aux hommes et à leurs histoires de la regarder couler, de s'y baigner, d'y pêcher, de la musicaliser, de la peindre, de la poétiser, de la traverser ou de s'y noyer les poches emplies de cailloux... elle, ne fait que couler...
L'histoire est celle de deux familles dont les maisons se font face dans une petite ville de la périphérie turinoise.
Nous sommes au milieu des années trente ; le fascisme est à son apogée.
Dans l'une des maisons, Madame Maria fait office de gouvernante et de "mère" de substitution à quatre enfants.
L'aîné, Ippolito, est un idéaliste qui sert de scribe à son vieux père plongé jour et nuit dans l'écriture de ses mémoires antifascistes.
La seconde, Concettina, est lycéenne. La coquetterie et les garçons sont la préoccupation de la demoiselle... plutôt jolie bien que forte de hanches et ayant de trop grosses jambes...
Le troisième, Giustino, est au collège. Les filles, le jeu, la vie intéressent ce jeune adolescent plein d'enthousiasme.
Anna, la petite dernière, la petite boulotte qu'on trouve plutôt laide, a une personnalité plus complexe qu'il n'y paraît.
Dans l'autre maison il y a un couple avec trois enfants et un hôte...
L'homme est un vieux monsieur chenu, industriel aisé, propriétaire de l'usine de savon du bourg, qui emploie 200 ouvriers.
Il est marié à une jolie femme bien plus jeune que lui, que ses enfants appellent "mère chérie".
Ses enfants sont Amalia, jeune femme qui espère l'homme de sa vie.
Emanuele, son frère, est étudiant. le jeune homme boite et, comme Ippolito est un idéaliste.
Giuma est le préféré de "mère chérie". C'est un petit snob, gâté version caméléon aux couleurs de l'épate, de la couardise et du je-retourne-ma-veste-toujours-du-bon-côté...
Et il y a Franz, l'hôte de la famille. Un beau gosse, amateur de belles choses... les femmes, le tennis, les voyages, les beaux hôtels... Il ne manque jamais d'argent bien que ne travaillant pas.
On dit dans le voisinage que "mère chérie" n'y serait pas pour rien.
Ces deux familles vont faire connaissance.
Des liens étroits vont se tisser entre les uns et les autres.
Entre Ippolito et Emanuele, mus par l'antifascisme et un idéal révolutionnaire.
Entre Giuma et Anna, d'abord camarades de jeux enfantins avant de jouer à des jeux... autres...
Des personnages comme Danilo, jeune révolutionnaire et Cenzo Rena, ami du père d'Ippolito vont être des points de bascule entre les membres de ces deux familles que le temps et l'histoire passant vont entraîner sur des chemins de vie inattendus (?)...
Outre l'intérêt qu'il y a à suivre l'itinéraire de ces personnages,
Natalia Ginzburg en bonne auteure néoréaliste nous brosse à travers les péripéties existentielles des uns et des autres, leurs pérégrinations, le portrait de cette Italie mussolinienne d'avant-guerre, puis son histoire une fois le pays plongé dans la guerre. Sa participation au conflit mondial, les maigres petits succès dans un premier temps... avant sa mise sous tutelle par le grand frère hitlérien, la campagne de Russie, la Résistance, la condition et le sort des Juifs, celui des relégués, la République de Salo, l'Occupation, le débarquement en Sicile, la libération, la paix et l'après...
Comme toute bonne auteure réaliste elle évoque avec beaucoup d'acuité le divorce et l'ignorance qui séparent les Italiens du Nord "les Polentoni" ( mangeurs de polenta ) et ceux du sud ( il Mezzogiorno ) dits "les Terroni" ( les paysans, les ploucs ). Les conditions d'abandon du Mezzogiorno par l'État et ses conditions de survie plus qu'extrêmes. La corruption qui est ( sans jeu de mots monnaie courante).
Réquisitoire contre une certaine histoire... mais réquisitoire sans accusation(s) ( ce n'est pas aussi paradoxal que cela peut sembler !), sans jugement. Réquisitoire qui se contente d'instruire la réalité, de convoquer les faits, de laisser parler le quotidien.
Réquisitoire réussi. On est vraiment emporté par ces gens-là qui vivent ces choses-là. Et nul besoin pour Natalia Ginzbug de dater, de nommer... on sait où l'on est, à quel moment se situe tel ou tel évènement parce que leur petite histoire s'inscrit dans la grande que l'on re-connaît d'évidence.
Un grand bouquin.
Une grande auteure.