Quand on pense à
Giono , des réminiscences de saveurs méridionales , des odeurs de lavande , d'enivrantes descriptions provençales affleurent la mémoire du lecteur du Chant du monde .
Et pourtant , peut-on oublier l'autre
Giono , l'écrivain du cri intérieur , l'homme en proie à ses doutes intérieurs , l'homme blessé par des accusations infondées concernant ses positions durant la seconde guerre mondiale, le désillusionné ?
Les âmes fortes appartient à cette période sombre d'oeuvre de l'écrivain .
Les âmes fortes , les âmes mortes ? Petit indice d'emblée pour donner le ton de ce roman en écho au monde Gogolien , celui de l'absurde , et des turpitudes de l'être humain.
Il s'agit pour
Giono de souligner toute la noirceur de l'humanité à travers une longue nuit , une veillée funèbre durant laquelle quelques commères de village raconteront , chacune à sa façon , la vie de Thérèse ....Mais Thérèse participe aussi ....Le temps s'est arrêté , la nuit enveloppe les âmes , les langues se délient , les récits s'entremêlent , s'enchâssent , dans des mouvements de va et vient temporels , les versions s'opposant , les contradictions chantantes , les avancées narratives se bousculant , l'une chassant l'autre , dans une débandade chronologique fantasque.
Probablement alors que l'exutoire est nécessaire pour déverser le trop plein de crassouilles tapis dans l'ombre du vernis social de cette petite société bien-pensante . Et les veillées funèbres remplissent ce rôle régulateur .
La nuit tous les chats sont gris .
Alors oui , Thérèse et Firmin vécurent ensemble dans l'errance et l'appât du gain , alors oui Monsieur et madame Numance liés par leur générosité sans limites . Thérèse aurait-elle ourdie toute cette affaire machiavélique pour plumer le couple Numance ? Ou bien Firmin serait-il l'instigateur ? le couple Numance dans sa démesure donatrice serait-t il aussi virginal qu'il y parait ?
Où se situe la vérité dans les multiples récits qu'entend cette nuit inquiétante ? Les chemins sont nombreux , kaléidoscopiques , ambigues , piégés , opaques , souvent incohérents ...Le lecteur y perdrait son latin s'il en avait .
Giono enferme son lecteur dans un labyrinthe complexe et d'une opacité étouffante .
L'athmosphère est inquiétante , les incohérences destabilisantes pour le lecteur cartésien , les fantaisies Gionesques autant jubilatoires que frustrantes ....
"Par delà le bien et le mal ",voilà une oeuvre déroutante , récit façon chronique , fable amorale , où rien n'est binaire , tangible , vrai d'une vérité démontrée justifiée , où la figure Christique de Mme Numance apparait tout aussi effrayante que celle de Thérèse dans son machiavélisme presque revendiqué ,une oeuvre dérangeante avec une rare puissante narrative .
Basée sur un discours de l'oralité d'une musicalité étonnante , très rythmée , dans une technique narrative novatrice pour l'époque je suppose , libre , audacieuse .
Giono s'efface et laisse ses personnages s'emparer du roman, il crée juste une percée pour laisser l'histoire devenir . Libre au lecteur de s'emparer des morceaux du puzzle et de créer , acceptant les dés pipés , et les facéties de
Giono .
Quant aux âmes fortes , je vous laisse dans le plaisir de la découverte de ce roman malicieux , malin , cruel , addictif et jouissif . L'être humain aime les eaux troubles , vous devriez y trouver votre compte .