Publié en 1993, et donc contemporain de
Texaco de
Patrick Chamoiseau,
Tout-monde se place comme l'un des romans essentiels de la créolité littéraire.
Edouard Glissant, à travers ses mots et ses expressions, ses images et sa syntaxe, y consacre l'oralité écrite : il ne s'agit plus de transformer la parole en un écrit susceptible d'être lu, mais de rendre pleinement et sans trahison la parole dite. Evidemment, cet héritage de la tradition littéraire orale antillaise déroute ; elle perd parfois le lecteur en des digressions qui sont importantes pour l'auteur-parleur, elle ouvre des horizons inattendus.
Le centre du roman, le poteau-mitan comme dit Glissant, c'est cette notion de
tout-monde. Qu'est-ce que le
tout-monde ? C'est le monde tel qu'on le connaît, qui vit et tourbillonne sans arrêt et qui pourtant use des mêmes recettes. le
tout-monde, c'est l'ensemble des pays et des hommes et des femmes, des terres marquées par les passages de génération d'homme et de femmes, et tous ces gens et tous ces paysages communiquent entre eux à travers le temps et à travers l'espace.
Le roman suit, de loin en loin, l'itinéraire de Mathieu Béluse, parleur et poète, et de Raphaël Targin, qui fut étudiant et soldat, qui parcourt le monde à la recherche du
tout-monde quand Béluse le raconte et l'explore à travers la parole. Pourtant, on perd souvent la trace de ces deux Martiniquais. L'auteur multiplie les personnages – imaginés à partir de personnes réelles que Glissant a connu, et lui-même apparaît comme personnage dans son propre roman – et les histoires, sues par les on-dit et par les témoignages dignes de foi. On découvre ainsi l'histoire d'Anestor, qui fut amoureux de deux femmes – l'une Antillaise, l'autre Africaine – et se plaisait, sous un troisième nom, à fréquenter les femmes et les hommes des quartiers arabes de Paris. On surveille l'itinéraire deux femmes aux noms mêlés, Artémise Marie-Annie qui dérivent sur les routes de l'île tout en chantant des paroles insensées. On se souvient de la guerre d'Indochine et de celle d'Algérie avec Rigobert Massoul, alias Soussoul, et on tremble avec le pharmacien antillais qui, lors de la débâcle française de 1940, doit son salut et son Ausweiss à la formidable expérience martiniquaise d'un général allemand. On suit les felouques sur le Nil au rythme des temples égyptiens où se lisent les lieux-communs qui disent tant de notre humanité, on rit des expressions scabreusement imagées des gamins cireurs de chaussure de Lomé. On s'étonne des blessures multiples de Stepan Stepanovitch, Roumain ou Russe qui survécut alors qu'il n'aurait pas eu, à la Seconde Guerreondiale, et qui électrise et hypnotise ses auditoires estudiantins à Paris. On accompagne dans son agonie, quatre fois agonie, le vieux Longoué, quimboiseur et qui prédit à Mathieu Béluse sa vie de voyage qui se terminera par une blessure, après laquelle court Béluse toute sa vie avant de la connaître, de façon décevante, lors du cambriolage de sa maison par des vagabonds. On est impressionné par la fierté d'un métis, fils de béké, qui se fait appeler Rochebrune, qui Rocamarron en Colombie, et dont les descendants, après des pérégrinations multiples et amériques, reviennent enfin en Martinique.
Il y a enfin l'histoire de cette île, partagée dans ce 20ème siècle entre le souvenir de l'histoire esclavagiste et sucrière et l'ouverture au grand monde, qui se fait dans la lumière des vitrines et les gaz d'échappement des voitures. La Martinique change, comme le monde, et en même temps elle ne change pas car les gens ont toujours la même aspiration.
Comme lorsqu'on entend un discours, on pense ne pas avoir tout compris des richesses de mot lorsque l'on ferme
Tout-monde. Les idées sont là, les histoires et les personnages vivotent dans l'esprit et ont eu le temps de dessiner cette universalité d'hommes qui fait notre monde aujourd'hui. Et pourtant, en relisant un passage, on découvre d'autres hasards, d'autres horizons nouveaux, et on voudrait relire, de bout en bout, les errances de Mathieu Béluse et de Thaël, on voudrait revoir la fierté et la beauté de Marie Celat et l'horreur de Valérie.
Tout-monde, c'est la chronique poétique de notre monde contemporain à travers le prisme minuscule et formidablement éclatant d'une île, la Martinique, qui toujours attire et enivre.