- Je peux vous le dire à présent, François... dans la salle de garde on pariait sur votre sort depuis votre arrivée. Pas un seul d'entre nous ne vous aurait donné vivant au-delà de dix jours. La plupart n'imaginait même pas que vous passeriez la nuit. Et vous êtes là au cinquante-huitième jour. Ce n'est pas rien.
P. 99
Le sport pour handicapés est pratiqué quasi exclusivement en rééducation, autrement dit à l'hôpital, exception faite des sourds qui font du sport en club depuis 1918 eux, ils ont une avance considérable...
Apprendre une langue c'est la parler avant toute chose, une bouche est plus utile qu'une main, une oreille plus qu'un œil.
Vous n'êtes pas qu'un handicapé, Sandre. Mais vous êtes ça aussi, vous pratiquez le sport avec des handicapés parce que çà vous sécurise. Ça ne fait pas de vous un extraterrestre ni un paria, en tout cas de mon point de vue.
P. 253
- Mes parents sont couturiers. J’ai passé mon enfance dans les tissus. Le tulle, vous voyez à quoi ça ressemble ?
- Je ne suis pas très doué en couture…
- Le voile des mariées. Un fin réseau de mailles, plus d’ajours que des fils. Ce ne sont pas des trous, ce sont des ajours. Le tissu est entier comme il est. Pas d’accrocs à recoudre. La dentelle est pareille. Faite d’ajours. La résille aussi, les filets pour tenir les coiffures, les chignons des danseuses… Je veux être comme le tulle, entier avec mes ajours. Pas de prothèse.
Il admire Muguette. Rien que pour ça il a une dette envers l'Unef et la manif du 13 décembre, ils lui ont donné à voir la femme que pour un défaut d'os, l'idiot, il se défend d'aimer. Il a franchi un cap.
Mais c'est un autre bac qui arrête François. D'abord il le croit vide. Et puis il voit la tête grise entre les pierres, la bosse crânienne prolongée d'un bec raboté, mi-serpent mi-oiseau. Un bec-moignon il pense, sa laideur l'impressionne. Les yeux d'épouvante le fixent depuis le trou de roche.
Ils courent, skient, nagent, tirent à l'arc, ce sont des armes pour la survie.
Pareille insouciance autorise François à rire, à narguer le sort, à quitter son costume de victime, à dicter partiellement les lois de son existence : il y a un gars de quinze ans au fond de lui qui le venge de Nadine, des jours de Bayle, du handicapé, le fait nager plus vitre, allonger ses apnées et brûler ses poumons, à eux deux ils emmerdent le monde, le plient à leurs contours, c'est une jouissance véritable.
La nage sculpte et gaine le corps de François, sec comme un grand saule, bosselé de muscles tressés fins. Il apprend à plonger.