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EAN : 9782378561789
160 pages
Verdier (24/08/2023)
3.64/5   59 notes
Résumé :
Un grand-père meurt. Une petite-fille récupère son frigo et l’installe dans sa cuisine.
La porte à peine ouverte, nous franchissons la frontière de la Pologne juive, et c’est un monde qui se découvre, un monde de foie de volaille, d’« ognonnes », de gefilte fish, la carpe farcie en yiddish. La cuisine ashkénaze n’est peut-être pas la plus sexy, et le yiddish n’a pas toujours été une langue bien normée. Mais ce sont autant de saveurs et de couleur... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (16) Voir plus Ajouter une critique
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"Si la cuisine ashkénaze était une personne, ce serait un genre de quidam pas coiffé, les habits froissés, que vous auriez surpris au saut du lit, des traces d'oreiller sur la figure et qui, pour couronner le tout, vous accueillerait en tirant une tête de douze pieds."

La mémoire de la langue et du palais, un dîner de roi, des réactions mystérieuses, une mandoline, une tendresse particulière, des épisodes de Columbo, du Prisonnier, les racines culinaires, un bâton de dynamite, des cornichombres, de l'enthousiasme, le cri des mouettes, le frigo du grand-père, des irrégularités, la légende familiale, du brouhaha, une brillante résistance, des recettes symboliques, une statue de sel, l'identité, la sonorité poétique, des angles morts, le dépaysement, le doux bercement d'un bébé...

Et oui, tout le monde n'a pas la chance d'aimer la carpe farcie... Je n'en ai jamais goûté, donc je ne sais pas si j'aimerais ou pas. Par contre, je sais que j'aime vraiment ce livre !

Il m'a donné faim et soif ! Faim et soif de bons, de beaux moments en bonne compagnie, de savoirs, de découvertes.

Merci énormément à lecteurs.com ( Fondation Orange ) et aux Éditions Verdier ( Depuis 1979) pour la découverte de cet excellent premier roman.

Élise Goldberg m'a emballée et bouleversée avec cette histoire tellement présente et prenante.
Son style est attendrissant, imagé, mélodique, vivace, réjouissant, mélancolique.

Le groupe facebook des éplucheurs de boulbès !


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J'ai eu l'impression d'être gentiment invité parmi des gens que je ne connaissais presque pas. Comme dans toutes les occasions où des tables sont dressées, la cuisine était un thème de choix. J'ai essayé de m'intéresser à d'autres débats, certains étaient pointus. Je captais des conversations, sur des livres ou des films dont j'ignorais l'existence. Heureusement, dans quelques cas j'arrivais à suivre : Peter Falk alias Colombo, Pierre Richard, Gainsbourg… Trop souvent cependant, j'avais du mal à comprendre ce qui était évoqué même si l'on s'efforçait d'expliquer posément. Je m'efforçais à mon tour de paraître intéressé par ce qui ressemblait décidément trop à un entre-soi. Quand il y a plein de monde, plein de conversations, il est difficile de se concentrer sur une discussion. A certains moments, j'ai été ému, captivé : le récit d'un exil du côté de l'Ouzbékistan ou du Kirghizistan, le récit d'un voyage en Pologne. J'ai souri aussi à des anecdotes savoureuses et surtout bien racontées. Seulement, vous connaissez ces lieux trop bruyants ? Votre interlocuteur pense à autre chose et de nouveau il est question de plats dont vous ignorez tout, d'une langue que vous ne connaissez pas et de nouveau cette sensation de perdre le fil. Tout autour de vous est sympathique, oui, décidément vous êtes bien accueillis ! Et pourtant, vous vous dites que vous aimeriez être ailleurs. Cette presque honte de vous ennuyer : tout autour de vous est si sympathique, oui, oui, vous êtes bien accueillis. Bon, je commence à radoter, il est temps de conclure… Finalement, je n'ai pas eu la chance d'aimer la cape farcie. C'est dommage parce qu'elle était servie bien gentiment. Je me demande si je serai réinvité : j'ai dû passer pour un shmok.
- Lu dans le cadre du Prix des lecteurs des bibliothèques du Lodévois-Larzac -
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«Débrouiller le brouillard»

Avec humour et sensualité, Élise Goldberg nous offre un premier roman qui explore ses origines familiales à travers la cuisine ashkénaze. La carpe farcie devient alors une boussole qui permet de remonter dans le temps. Et de découvrir une culture.

Quand son grand-père meurt, la narratrice hérite de son réfrigérateur. Un objet qui a conservé une odeur bien particulière, celle du chou blanc, bien loin de celle des plats qu'elle se souvient avoir mangé chez lui lors des fêtes de famille. Une première énigme qui sera suivi de nombreuses autres, car bien des mystères entourent le passé familial.
Mais pas question de faire chou blanc. Voilà la romancière qui enfile son tablier et prend la direction de la cuisine.
Vont alors défiler de nombreux plats, mais avant tout des couleurs et des odeurs. Et derrière la carpe farcie – que tout le monde n'a pas la chance d'aimer – c'est toute une culture que le lecteur va découvrir. Et derrière ces mots en yiddish, c'est la destinée des juifs polonais qui va s'écrire avec un humour inimitable. Derrière les incontournables que sont le hareng et la pomme de terre, le foie haché et la carpe farcie, on savoure des mets improbables cachés derrière un vocabulaire qui ne l'est pas moins. Prenons-en quelques-uns, histoire de cous faire saliver: «Klops. Sonne comme shmok (imbécile), comme claque, éclopé, clope, mais surtout comme cloque. Pain de viande débordant de sa terrine en cloque. Latkès, se prononce comme «délicatesse» pour désigner de simples beignets de patates râpées. Ferfels, petites pâtes vaguement carrées qui, avec leur grise mine tristounette, n'ont rien de farfelu. Yoykh, cri de joie surprenant pour un bouillon. Lokshn comme louche, qu'on troquera pour une fourchette qui piquera dans ces pâtes. Vempl, aussi sexy qu'une vamp pour un plat d'estomac de boeuf. Kreplekh, raviolis faux amis quand blintsès se rapproche davantage des crêpes que chacun connaît. Boulbès, rappelant le bulbe de l'oignon pour des patates. Kroupnik: croupe-nique ou, pire, croupi pour une soupe d'orge perlé. Tsibèlès mit eyer, cible d'un ailleurs pour ce qui s'avère n'être qu'oeufs aux oignons.»
Si aujourd'hui les convives sont de moins en moins nombreux autour de la table, c'est qu'ils sont morts, emportés par la vieillesse, mais aussi par la barbarie. Une partie seulement des ancêtres parviendra à échapper aux nazis, prenant alors la route d'un exil incertain menant en Russie communiste, au Kirghizistan et en Ouzbékistan avant de rejoindre la France via l'Allemagne et la Suisse. C'est pourquoi la romancière s'est trouvée un «intérêt terreux pour les racines» et entend «débrouiller le brouillard».
Si on se laisse volontiers emporter par la musicalité de ce texte, c'est sans doute parce qu'il a été conçu d'une façon tout à fait particulière. Car Élise Goldberg anime des ateliers d'écriture et a appris à faire chanter les mots. Avant d'en faire un roman, elle a construit un spectacle autour de sa culture et de la cuisine ashkénaze, mêlant les musiques traditionnelles yiddish à ses mots. le tout donnant un concert savoureux et nostalgique qu'elle a présenté avec la chanteuse et guitariste Muriel Missirlou.
Voilà en tout cas une entrée en littérature réussie, mêlant avec subtilité les cornichons dans toutes leurs variations et l'inspecteur Columbo, «une gentillesse qui ne vous prend pas de haut. Comme mon père.», à moins que ce ne soit Alexandre le Bienheureux ou encore Bernie LaPlante, le personnage incarné par Dustin Hoffmann dans Héros malgré lui. En faisant à nouveau la preuve que l'amour passe par l'estomac, Élise Goldberg sonde sa mémoire et la mémoire collective, réfléchit aux questions d'héritage et de transmission. Son récit est habilement construit, en fragments, mêlant avec une belle musicalité un humour dont on se souviendra qu'il est la politesse du désespoir.


Lien : https://collectiondelivres.w..
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Tout part d'un frigo, celui du grand-père maternel qui vient de mourir. Un petit frigo, parfait pour un petit appartement parisien. Un frigo qui ne sent ni la carpe farcie, plat traditionnel de la cuisine ashkénaze, ni les oignons frits. Mais il a dû contenir de ces nourritures de l'enfance qui surgissent soudain à la mémoire de l'autrice. Attention, c'est un banquet, une orgie : beignets d'Haman, bortsch, cornichons sucrés (énormes) (dont vous aurez une étude comparée digne de 60 millions de consommateurs !), pattes de poulets, genoux de veau, chou en veux-tu en voilà, truites aux amandes et cakes au miel. Mais attendez attendez, il faut les mots pour apprécier les mets: shnitzels, leykekh, meyguèlè, guèbrentè soup. Vous reprendrez bien un peu de kroupnik ? À moins que vous préfériez du kouguel ou du tshoulnt ? Ah… ces mots… on se régale à les entendre!
Et attention, clou du spectacle : la gefilte fish, la fameuse carpe farcie. En darnes ou en boulettes ? Parce que ce n'est pas la même chose hein !
Avec tout ça, la cuisine ashkénaze vous met l'eau à la bouche ? Lisez ce qui suit… En effet, pour l'autrice, elle serait plutôt  : «  le triomphe de l'irrégularité, les créations de pâte à modeler d'un enfant de cinq ans érigées en art… c'est un foie pas complètement haché, où la dent cherche les grumeaux de viande et d'oignons, ce sont les darnes boursoufflées de farce du gefilte fish, ce sont les ferfels dont aucun ne ressemble à sa germaine, ce sont des raviolis, kreplekh, qui ne ressemblent à rien, c'est un gâteau au fromage fissuré sous le coup de chaud des deux cents degrés. Elle ne se soucie guère de faire bonne impression. Si la cuisine ashkénaze était une personne, ce serait un genre de quidam pas coiffé, les habits froissés, que vous auriez surpris au saut du lit, des traces d'oreiller sur la figure et qui, pour couronner le tout, vous accueillerait en vous tirant une tête de douze pieds. »
Des mets qui convoquent immédiatement la mémoire, les fragments de l'enfance, les traditions et la culture d'une famille juive polonaise...
Des mets aux maux, à la douleur de l'histoire familiale dont l'autrice essaie de recoller les morceaux, à l'Histoire tout court… Tout se mêle, les recettes, les citations, les souvenirs, les réflexions, les confidences : on passe de Columbo dont l'autrice regardait les épisodes avec son père : « Columbo ne sait pas faire marcher un fax. le meurtrier doit lui expliquer comment fonctionne le stylo qu'il lui rend. Bref, c'est un shlèmil. Columbo, c'est un pouilleux. Un shlèppèr, un shnorrèr : un pauvre hère. Il ne craint pas de fouiller dans les poubelles- prêt à récupérer le reste du fromage sur la table où gît la victime. N'allez pas croire que Columbo soit issu de l'immigration italienne. Columbo, c'est un vrai Juif ashkénaze et je jurerais qu'en réalité, son plat préféré n'est pas le chili con carne, mais le gefilte fish. », on passe donc de Columbo à la page Facebook « des éplucheurs de boulbès », des blagues juives au destin tragique de la famille et à la Shoah.
Carpe farcie et humour pour évoquer, pudiquement, la Catastrophe…
C'est aborder le pire en le tenant à distance. Rire et sourire pour ne pas pleurer, pour retenir l'émotion, qui est là, toujours, à fleur de mots. Car, ils ne reste plus qu'eux, les mots, et leur pouvoir infini d'évocation, pour témoigner, faire exister. Ils sont porteurs d'un monde disparu et à eux seuls font renaître ce qui n'est plus.
Un livre merveilleux, tendre, drôle, émouvant et plein d'autodérision… Un vrai délice !
Lien : http://lireaulit.blogspot.fr/
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« On les a sur le bout de la langue, là où fourmillent les papilles. Les mots nous emplissent la bouche, sollicitent la mâchoire. Les mots sont des mets que l'on mastique. Nourriture que l'on concasse des molaires pour en faire des gru-mots. Mâcher ses mots. Simplement, ils sortendu corps plutôt que d'y entrer. La langue qu'on apprend, c'est comme la nourriture qu'on absorbe, il faut le temps de la métaboliser, de la digérer. La langue nous nourrit et chacune a sa saveur, yiddish compris. On dit le français plat pour son absence d'accent tonique, on le dit monocorde - fade? Si l'on peut accuser sa cuisine de l'être, le yiddish, lui, est loin d'être insipide. Il a l'accent ironique. Et puis, sentez toutes ces diphtongues dont il assaisonne allègrement sa base germanique, réveillant l'appétit. »
(pp.81-82)
Un régal, et presque au sens propre, puisqu'il est question, dès le titre et presque à chaque page de ce livre (là encore, pas tout à fait « un roman »… Cette rentrée pullule, décidément, de textes aux limites du genre !), de goût et de cuisine. Mais pas seulement, puisque la narratrice y parle aussi d'une langue presque disparue, le yiddish – glissant, avec délectation, dans ses phrases les quelques mots qu'elle connaît, comme on égrène les perles d'un collier -, et de la culture juive ashkénaze, évoquant, avec drôlerie ou gravité, l'histoire de sa famille.
le grand-père d'Élise est mort, laissant derrière lui un frigo, que sa petite-fille récupère pour l'installer dans sa cuisine. Et voici ce frigo, comme un coffre magique, qui s'ouvre pour délivrer ses secrets, les ingrédients et les recettes des plats de la cuisine ashkénaze. Ici, le temps d'un ou deux paragraphes, la narratrice disserte des longueurs comparées du cornichon et du concombre, décidant finalement, pour clore le débat, d'appeler tous les légumes de ces espèces des « cornichombres » ! Là, c'est la meilleure recette de « gefilte fish », la fameuse carpe farcie, plat traditionnel des Juifs d'Europe centrale, qui devient l'enjeu d'un débat sur plusieurs pages. Et, dans le même temps, un mystérieux « Groupe Facebook des éplucheurs de boulbès (des oignons, si l'on comprend bien) » s'interroge sur internet pour savoir s'il existe encore à Paris des restaurants ashkénazes dignes de ce titre… Bientôt, pourtant, la cuisine devient prétexte à évoquer d'autres aspects de la culture juive, les rites et les rythmes du quotidien, les cérémonies qui réunissent parents et amis, mais aussi quelques héros de l'imaginaire familial, comme l'inspecteur Columbo ou l'acteur Pierre Richard, admirés pour leur gaucherie et leur tendresse. Et puis, toujours, le retour des expressions yiddish, de ces mots qui collent comme des gants à cette culture et à ses traditions, comme si Élise Goldberg souhaitait les exposer, les mâcher et remâcher, pour mieux les sauver de la disparition.
le plus étonnant dans ce récit sont les allusions fréquentes à une autre culture et à sa littérature, celles du Japon, dont on sent qu'elles fascinent aussi l'auteure-narratrice, donnant l'idée que ce détour par une autre civilisation et sa puissante mythologie permet de mieux évoquer l'univers ashkénaze. La pratique du kintsugi, cet art nippon du recollage des fragments d'un vase, laissant apparaître les sutures en les soulignant à la poudre d'or, devient ainsi la métaphore même de son travail d'écriture, de ce « ressoudage » des morceaux du monde juif, dans un texte-puzzle dont l'originalité et l'humour ne sont pas sans rappeler (même si les deux récits ont des sources d'inspiration très différentes) ceux du roman autobiographique d'Anne Pauly, Avant que j'oublie, publié également par Verdier, en 2019… Quand on sait le succès qu'a connu ce dernier livre, jusqu'à l'obtention du prix du Livre Inter, doit-on y voir promesse d'un bel avenir pour l'oeuvre d'Élise Goldberg ?
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critiques presse (3)
LaLibreBelgique
21 décembre 2023
Au départ d’un plat ashkénaze, Élise Goldberg remonte le fil de son histoire familiale.
Lire la critique sur le site : LaLibreBelgique
LeMonde
29 septembre 2023
[Un] texte fragmentaire, aigre-doux comme l’un de ces cornichons qu’elle soumet à un test gustatif précis.
Lire la critique sur le site : LeMonde
LesInrocks
28 août 2023
C’est l’un des premiers romans les plus singuliers de la rentrée.
Lire la critique sur le site : LesInrocks
Citations et extraits (24) Voir plus Ajouter une citation
(Les premières pages du livre)
Lorsqu’on brise un objet, si précieux soit-il, on sait déjà qu’on ne retrouvera pas l’intégralité des éclats, qu’on ne recollera pas tous les débris.
*
Le fond de l’air s’est refroidi. Voilà un temps à bouillon chaud, à boulettes, à cou farci. Quel temps fait-il à Varsovie ?
*
Quand mon grand-père a quitté cette vallée de trern, où les restaurants ashkénazes fermaient les uns après les autres, où son journal yiddish, Unzer Wort, sa feuille de chou préférée, n’était même plus en vente près de chez lui, son gendre a demandé si nous souhaitions récupérer certains de ses meubles. Le deux-pièces où je venais d’emménager était restreint, le frigo de mon grand-père avait la taille parfaite.
L’objet avait mauvaise haleine. Il ne sentait pas la carpe farcie, trop occasionnelle pour laisser son empreinte. Il ne fleurait pas l’oignon, pourtant omniprésent dans la cuisine ashkénaze et à l’odeur si tenace. Il empestait le chou blanc, bien que je n’aie pas souvenir de plats servis chez mon grand-père et sa femme qui aient contenu un tel ingrédient.
Peut-être les repas que préparait Madame Simone pour notre venue n’étaient-ils pas les mêmes que ceux dont mon grand-père et elle faisaient leur ordinaire quand ils étaient seuls. Les dernières années, elle employait une dame polonaise pour les tâches du quotidien. Cette dernière leur confectionnait peut-être des plats dont je n’avais pas connaissance.
J’aime pourtant à penser que le frigo de mon grand-père – qui, vingt ans après, dans ma cuisine, remplit toujours son office – a apporté chez moi la mémoire de ces spécialités et ingrédients si singuliers que nous mangions chez lui les jours de fête.
*
D’abord ces petits bâtons et petites roues marron piqués de gros grains de sel, jaillis d’une boîte de plastique. J’ai longtemps cru que l’apéritif, c’était les bretzels dans leur ravier. Puis des radis roses en zakouskis. On les coiffait de beurre avant de les tremper dans une dune de sel. Des crevettes dont, enfant, j’évitais de croiser les gros yeux noirs. Alors seulement nous franchissions les frontières.
Oignons aux œufs. Tsibèlès mit eyer. Crus, les oignons. On disait plutôt « œufs aux oignons », peut-être pour laisser croire qu’après ingestion l’haleine restait supportable.
Gehakte leybèr. Foie hâché, comme l’annonce sa consonne qui coupe. Pas de hachoir électrique, les grumeaux sont rois. Le vrai gehakte leybèr accroche à la langue et au palais, les dents ont matière à moudre.
Venaient ensuite les knaydlekh : de pâles sphères irrégulières flottant dans l’eau teintée d’un bouillon. Il fallait annoncer le nombre au moment où l’on tendait l’assiette, mais il n’était pas rare que l’on écope d’une ou deux supplémentaires.
La viande et les légumes qui avaient servi à confectionner le bouillon : dans le grand plat, carottes, navets, poireaux échevelés avaient l’air de rescapés d’une noyade. Le repas s’achevait sur le gâteau au fromage, le keyz kikhn, ou sur la vinter kompot pommes et pruneaux, brune, filandreuse – délicieuse, mais dont l’aspect me faisait regretter les petits pots colorés du supermarché.
*
Le kh vient faire résonner le r guttural du yiddish, comme si l’on se raclait la gorge pour s’éclaircir la voix avant de remercier la maîtresse de maison pour ce dîner de roi.
*
On qualifie d’organoleptique tout ce qui peut exciter un récepteur sensoriel. Ainsi, l’aspect, l’odeur, le goût ou la consistance constituent les qualités organoleptiques d’un aliment ou d’une boisson.
*
Mais avant les knaydlekh, il y avait (prononcer comme Gershwin, comme guerre, comme gaine) le gefilte fish – la carpe farcie. Quand il faisait son entrée, les cris d’enthousiasme se mêlaient aux commentaires élogieux dans un bruyant chorus. Il ne nous manquait que d’être sépharades pour que les youyous fusent.
Aux yeux du non-initié, j’imagine combien ces réactions étaient mystérieuses. Comment s’extasier devant ces darnes beigeasses d’un poisson dont plus personne ne voulait, emplies d’une farce du même beige insignifiant, condimentées d’une sauce betterave qui donnait l’impression que l’animal était victime d’une hémorragie ?
*
L’innocent aurait sans doute été encore plus stupéfait s’il avait eu la curiosité d’en porter un morceau à la bouche. Il aurait découvert une saveur douceâtre, une consistance humide, empesée.
*
La mandoline n’est pas qu’un ustensile de cuisine. C’est aussi l’instrument dont mon grand-père pinçait les cordes les soirs de fête. Ma grand-mère l’accompagnait à la voix – elle chantait fort juste, selon ma mère. Ils avaient fait partie d’une chorale. À une autre époque, un autre siècle, dans un monde révolu, à Varsovie.
*
Le fiss. En yiddish, on dit aussi galekh. Presque comme le bateau de guerre. Ou comme les emmerdements. La première fois que ma mère l’a préparé, c’était pour les quatre-vingts ans de mon grand-père. Je la revois affairée entre la cuisine exiguë et le séjour, sa minuscule silhouette de pomme de reinette. Quelle fierté à la perspective d’offrir du pied de veau en gelée à ses invités ! Son père, mon grand-père, qui estimait qu’elle ne savait pas recevoir, allait voir ce qu’il allait voir, dévorer ce qu’on allait lui présenter et en redemander.
Quelques heures plus tard, la voilà au téléphone avec le plombier. Oy guévalt ! Les restes de gelée collés aux ustensiles, qu’elle avait rincés dans l’évier, s’étaient solidifiés dans les tuyaux au détriment de toutes les pièces d’eau, dont la moins noble. Elle avait eu beau ventouser, vider le flacon de soude… Comment ferait-on quand les invités auraient besoin d’aller ?
Tout ce balagan et une facture plus salée qu’un cornichon en saumure pour quelque chose qui ressemble à la surface sale d’un lac gelé. On divise cette mare solide en petits pavés gris que l’on garnit de khrayn. C’est bien inspiré car le plat en lui-même n’a selon moi aucun goût. Et il fallait voir l’empressement de ma mère, de mes oncles et tantes, la bousculade devant le buffet pour piquer dans le plat et déposer dans leur assiette un de ces mornes carrés.
*
L’assiette, c’est la pièce de vaisselle servant à contenir les aliments. L’assiette, c’est aussi l’équilibre.
*
Le rôle de la gelée dans la cuisine yiddish n’est pas à minimiser, et pas seulement dans le fiss. Malgré tout le savoir-faire qu’il requiert, une tranche de gefilte fish n’est rien sans sa cuillerée ectoplasmique. Nous autres Ashkénazes aimons la transparence.
*
Une amie m’a demandé si j’allais aussi parler de la cuisine séfarade. Concurrence déloyale, j’ai dit non tout net.
*
Comment rivaliser ? Les Sépharades ont l’huile d’olive qui vous met le soleil sur la langue. Les Ashkénazes, eux, cuisinent à la graisse de volaille, joliment appelée shmalts.
*
Revenue à l’improviste d’un déplacement, Joan Allenby surprend les ébats de son homme avec son assistante.
— Si j’étais un dessert ? minaude la traîtresse.
Réponse ardente et immédiate :
— Une bavaroise à la crème, flambée à la liqueur.
— Et ton docteur Joan ?
— Un simple gâteau de riz.
Verdict terrible ! On tuerait pour moins que ça. J’ignore à quelle recette cet épisode de Columbo se réfère, mais force est de reconnaître que le gâteau de riz de ma grand-mère n’était pas l’affriolance faite plat. Ce n’était certes pas cet entremets crémeux que l’on trouve dans les rayons des supermarchés, et qu’on appelle riz au lait. Il ressemblait plutôt à un disque jaune mat saupoudré de sucre, à une galette compacte. Le goût est sans complexité, quoique agréable. Mais pour la présentation, reconnaissons qu’on est plus dans la robe de chambre matelassée que dans le déshabillé dentelle.
*
Car voici soudain qu’au moment de servir gefilte fish, kreplekh ou kroupnik, on hésite, suspendu au seuil. On se sent tenu à explications, notes de bas de page et copieuses mises en garde. La cuisine ashkénaze, c’est comme l’art conceptuel : il faut du discours avec.
Joie et incrédulité quand je vois mon compagnon, contre toute attente, s’éprendre de mon foie haché.
*
Il y a quelques années, ma mère m’a donné un objet ayant appartenu à ma grand-mère, disparue avant ma naissance. Le métal semblait avoir perdu son lustre depuis longtemps, comme s’il avait survécu à plusieurs guerres. Ma mère sait ma tendresse pour les objets qui ont connu d’autres vies avant la mienne.
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Harengs au shmalts, au raifort, hachés, harengs doux marinés, aux cerises, salade de hareng aux pommes de terre, aux pommes... Pour certains amateurs éclairés, le hareng est une denrée ashké aussi essentielle à la cuisine juive d'Europe de l’Est que le gefilte fish.
Klops. Sonne comme shmok (imbécile), comme claque, éclopé, clope, mais surtout comme cloque. Pain de viande débordant de sa terrine en cloque. Latkès, se prononce comme «délicatesse» pour désigner de simples beignets de patates râpées. Ferfels, petites pâtes vaguement carrées qui, avec leur grise mine tristounette, n'ont rien de farfelu. Yoykh, cri de joie surprenant pour un bouillon. Lokshn comme louche, qu’on troquera pour une fourchette qui piquera dans ces pâtes. Vempl, aussi sexy qu'une vamp pour un plat d'estomac de bœuf. Kreplekh, raviolis faux amis quand blintsès se rapproche davantage des crêpes que chacun connaît. Boulbès, rappelant le bulbe de l'oignon pour des patates. Kroupnik: croupe-nique ou, pire, croupi pour une soupe d'orge perlé. Tsibèlès mit eyer, cible d'un ailleurs pour ce qui s'avère n'être quœufs aux oignons. Mieux nommés: gehakte leybèr, à la prononciation hachée comme le plat de foies de volaille qu’il désigne. Herring, hérissement des arêtes du hareng. Galekh, une galère (j'ai dit pourquoi). Fiss, pied, autre nom du galèr. Il est pas beau, mon fiss? (et encore, vous n'avez pas vu les photos, complète la célèbre blague juive). Kashè, sarrasin torréfié aux attraits cachés, avec sa saveur amère et son abord maussade (voir plus haut en Bretagne). Ting, chanter en anglais, renvoie à l'appendice pour ce faire: la langue — cuite. Strudel, se prononce shtroudel, dans le trou se trouvent les morceaux de pommes cuites. Tshoulnt, chaud-lent, ragoût qui mijote longuement et lentement.
Les noms des plats ashkénazes, trompeurs ou éloquents, rarement élégants. Pesants et prosaïques comme ces platées lourdes qu'ils désignent, facétieux parfois avec leur sonorité poétique pour des spécialités bien loin de l’évaporé. p. 53-54
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Maydalè, tishèlè, baymèlè, poupikèlè, pitsèlè, a stykèlè keyz kikhn… Petite fille, petite table, petit arbre, petit nombril, petit morceau (ou petit bébé, nourrisson), un petit bout de gâteau au fromage… En yiddish, chaque chose a son diminutif – toujours plus long que le mot qu’il est censé rapetisser. Même les petits riens ont leur version minusculisée : a bisl, un petit peu. A bisèlè, un tout petit peu. Ce peut être une marque d’affection, shayn maydalè. Tout devient mignon et sympathique. Mais tout devient aussi riquiqui, rien n’a d’envergure. En yiddish, difficile d’avoir la folie des grandeurs. Le mot « absolu » doit sans doute aussi avoir son diminutif. Tout est remis à sa place, bien au fond, dans l’obscurité, tassé dans le bocal de cornichons, en bas du frigo.
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Une texture tout à la fois humide et ferme, lourde, celle de la chair du poisson mélangée aux ingrédients de la farce. Il y a fort à parier que la vénération de ma famille pour le gefilte fish avait à voir avec ses modalités de réalisation, la carpe achetée vivante dans un tonneau rue des Rosiers, bastonnée par la balèboustè, la maîtresse de maison, dans la baignoire. Entrait sans doute aussi en compte le temps passé, la dextérité à reconstituer la darne autour de la farce. Le gefilte fish c'est un morceau de bravoure.
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Oui mais. Est-ce de cornichons qu'il est question ? Dans "La Promesse de l'aube", Romain Gary évoque les concombres salés, écarte explicitement le terme cornichon. A Varsovie, le héros du "Petit Monde de la rue Krochmalna", d'Isaac Bashevis Singer, sitôt installé dans le roman et à sa table, se voit servir un concombre au sel pour accompagner son hareng haché: pas un cornichon. Pourtant la vendeuse de Finkelsztajn, la boutique mythique de la rue des Rosiers, affirme que concombres et cornichons, c'est fromage blanc et blanc fromage, le cornichon n'étant qu'un concombre cueilli petit. Sur Internet, je trouve tous les spécimens de réponses possibles. Le concombre ne serait-il qu'un cornichon qui aurait grandi ?
Fatiguée d'ergoter, j'ai décidé de couper le concombre en deux. Va pour le mot "cornichombre".
(p.25-26)
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