Le monde a changé depuis le 15 décembre 2022.
Avant cette date, je n'avais aucune idée de ce que pouvait être « le livre préféré des Français ». Depuis je sais. Et je m'interroge.
Sur cette appellation fallacieuse tout d'abord, issue d'un concept télévisuel marketé « de grand divertissement culturel décomplexé autour du livre » (sic) qu'il a fallu copier sur la BBC, comme si au pays de
Flaubert,
Corneille, Leblanc,
Queneau ou Bussi (que des Normands… #jdcjdr) nous n'étions pas capables de répondre seuls à cette question.
Et puis c'est quoi le livre « préféré » ? C'est le plus lu ? le plus relu ? le plus aimé ? le plus recommandé ? le plus corné ? le plus annoté ? le plus surligné ? le plus Instagrammé ? le plus perdu-puis-racheté ? le plus offert ? le plus caché-protégé ? le plus Table de chevet ? le plus boîteàlivré ? Francetévé a tranché, ce sera le plus voté.
Sélection libre, vote, première liste, revote, liste finale de 25 et palmarès : la méthode a été longuement explicitée. Mais qu'à partir d'une liste de votants dont la volumétrie (plusieurs dizaines de milliers de répondants) est moins en cause que la représentativité de l'échantillon (dont on ne trouve nulle part trace, et pour cause…), on arrive à désigner « le livre préféré des Français », il y a là de quoi faire hurler tous les grands mathématiciens-statisticiens. Surtout dans une émission présentée par quelqu'un s'appelant… Fields. Passons…
Ainsi donc, un livre étant devenu le livre préféré des Français, ce choix m'obligeait désormais, puisqu'il m'intégrait de facto. Je me retrouvais donc, comme 67 millions d'autres, à avoir un livre préféré que, comme environ 66 millions, je n'avais jamais lu !
Un dilemme kafkaïen juste insoutenable pour quelqu'un comme moi. Restait donc à y remédier, ce qui fut rapidement fait (en joyeuse compagnie de quelques fiers en gueule, même pas ralentis par l'abandon en loucedé de celui-là même qui les avait embarqués…).
À ce stade, si vous vous attendez à une entreprise de démolition en règle du livre préféré des Français, vous êtes particulièrement mal tombés. D'abord parce que ça n'est pas le genre de la maison, que je n'en ai aucune envie, que personne ne m'a forcé, que ce serait trop facile et peu glorieux, et que d'aucuns s'en donneront ailleurs à coeur joie.
Mais surtout parce que ma lecture n'avait pour seul but, non pas d'aimer ce livre (je n'avais que très peu d'illusions), mais de tenter de comprendre pourquoi tant de gens l'aimaient et l'avaient plébiscité. Et alors, l'exercice devient beaucoup plus intéressant.
Car là où le style est souvent remplacé par la blagounette et l'histoire par l'accumulation de bons sentiments (vous vous souvenez d'Anaïs : « ça dégouline d'amour, c'est beau mais c'est insupportable), ce road-trip de reconnexion mère-filles a un mérite, de taille, qui emporte tout le reste : il parle au coeur de ses lecteurs.
Et si n'étant pas pleinement dans la cible, le phénomène n'a pas fonctionné avec moi, j'imagine aisément combien de lecteurs se sont retrouvés dans ces histoires de difficultés financières, crises d'ados à gérer, galères de vies à manager, sentiments mis de côté, petits boulots à cumuler.
J'imagine aisément combien de lecteurs ont été, l'espace d'une lecture ou peut-être davantage, reboostés par cette idée que tout reste toujours possible, qu'on peut toujours renverser la table même quand elle semble insoulevable, que des choix différents s'ouvrent sans cesse à nous et que l'homme reste cette machine fantastique dotée d'un super pouvoir : le libre arbitre.
J'imagine enfin que si dans les hautes sphères, d'aucuns ont autrefois théorisé la tentation de Venise comme échappatoire ultime, celle des aurores boréales en van parle davantage aux vrais gens de la vraie vie. En tout cas, moi ça me parle…
Bref j'ai lu
Il est grand temps de rallumer les étoiles, de
Virginie Grimaldi, le livre préféré des Français. Et j'ai pensé à tous ces livres au style léché, aux histoires peaufinées et à la construction brillante qui m'avaient paradoxalement laissé une pointe de regret. Peut-être avaient-ils juste oublié de me parler ?