Et par les campagnes, les femmes se raconteront cette histoire, entre femmes, entre servantes, entre dames, et l'histoire voyagera vers le sud et vers le nord à travers l'île, elle deviendra légende, et la légende servira de mise en garde, et ses moniales seront doublement protégées par ce puissant récit.
L'humanité doit retomber en poussière, les gens d'aujourd'hui sont bien pâles en comparaison de ce qu'ils étaient, il y a mille ans. Les Romains, les Grecs, quels géants comparés aux Normands, ou pis, à ces misérables Anglais aux os de craie. Dans mille ans, les humains seront aussi écervelés que les bœufs qui ruminent dans les prés.
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Vieillir est une perte constante ; tout ce que l'on considère essentiel dans la jeunesse, avec le temps, se révèle ne pas l'être.
Plus tard, Marie se souviendra de ses premiers temps à l’abbaye comme d’une période noire et lourde. Lorsqu’elle regardera en arrière, elle aura l’impression de contempler la nuit au-dehors depuis une pièce éclairée ; rien à voir, si ce n’est son propre visage, suspendu telle la lune.
Les nonnes sont tellement affamées que leurs têtes ne sont plus que des crânes décharnés dans le sombre dortoir. On sert une soupe où l’on fait bouillir de la viande, qu’on retire ensuite pour la réutiliser dans d’autres soupes. Les ongles sont aussi bleus que le ciel.
Incipit :
Elle sort de la forêt seule sur son cheval. Âgée de dix-sept ans, dans la froide bruine de mars, Marie, qui vient de France.
An de grâce 1158, le monde attend avec lassitude la fin du carême. Bientôt ce sera Pâques, qui vient tôt cette année. Dans les champs, les graines se déploient dans le sol noir et glacial, prêtes à jaillir à l’air libre. Pour la première fois, Marie voit l’abbaye, pâle et hautaine au sommet d’une butte dans cette vallée humide où les nuées venues de l’océan se tordent contre les collines et déversent leurs averses incessantes La plupart du temps, l’endroit est émeraude et saphir, il éclate sous la pluie, rempli de pinsons, moutons, moucherons, champignons délicats émergeant du riche humus, mais en cette fin d’hiver, tout est grisaille et ombres.
Vieillir est une perte constante ; tout ce que l’on considère essentiel dans la jeunesse, avec le temps, se révèle ne pas l’être. Les oripeaux anciens tombent, on les laisse au bord du chemin pour que la nouvelle jeunesse les ramasse et à son tour les endosse
Grâce à cet embryon de lumière, sous le regard des rats dont les yeux verts luisent dans les ténèbres les plus noires, elle écrit. Au cours de la journée, elle imagine les vers de la nuit. La vie à l'abbaye est un rêve. Sa série de lais, le monde.
Car c’est là une vérité humaine et profonde que les âmes terrestres en général ne se sentent pas à l’aise tant qu’elles ne se trouvent pas en sécurité entre les mains d’une puissance supérieure à la leur.
Sans la première matrix, il ne peut y avoir de salvatrix, la plus grande matrix entre toutes.
Sans l'erreur d'Eve, la pureté de Marie ne pourrait exister.
Et sans le ventre d'Eve, qui est la Demeure de la Mort, il ne pourrait y avoir de ventre de Marie, qui est la Demeure de la Vie.
Sans la première matrix, il ne peut y avoir de salvatrix, la plus grande matrix entre toutes.