A quoi bon dieu peut bien servir un livre qui parle d'initiation spirituelle alors que, selon
René Guénon lui-même, nous nous trouvons au fin fond de la cuvette spirituelle, à remuer de nos deux mains les remugles d'une fin de cycle désespérante ?
René Guénon a fréquenté des milieux de toutes sortes, il a beaucoup lu et beaucoup vécu. Un homme ordinaire n'y résisterait sans doute pas mieux que lui. Je ne connais pas assez
René Guénon pour me permettre d'évaluer la légitimité de ses textes : il faudrait avoir au moins autant de connaissances que lui. Ce qu'il écrit, toutefois, ne semble pas complètement échevelé, il me semble même qu'on peut y trouver matière à déguster à et s'instruire sur les sujets dénigrés et oubliés de notre petit siècle. Avec ce livre,
René Guénon nous propose de se mettre d'accord une bonne fois pour toutes sur la signification traditionnelle de l'ésotérisme et de l'exotérisme. Qu'on arrête de se laisser duper par les contre-sens opportunistes ou lobotomisés qui servent les intérêts temporels des figures les plus profanes de notre temps (précisons quand même que s'il le pouvait,
René Guénon n'hésiterait à considérer que 95% de notre époque est constituée d'éléments profanes).
Revenons-y à ce fameux monde profane. Celui-ci cherche à asseoir sa domination en diabolisant la quête spirituelle ou en la ridiculisant. Les moyens sont faciles : c'est la dérision, c'est la corruption, c'est la déformation. On fait des reportages pas chers et grand public, on invoque des personnages d'autorité qui vont venir piétiner la fourmilière, on fait parler les grands charlots, qu'il s'agisse d'Elisabeth Teissier ou du dernier auteur de développement personnel à la mode, qui vend aussi des pilules pour voir la vie en rose, et en deux tours de chapeau magique, on assimile l'ésotérisme au viagra spirituel, et la tradition à la ringardise. le propre des bonnes choses, paraît-il, c'est d'être toujours martyrisées.
Pour résumer rapidement ce livre, s'il est possible de résumer un texte qui ne contient pas une ligne superflue,
René Guénon insiste surtout sur l'importance de faire la distinction entre :
- La connaissance initiatique et la culture profane.
- La voie initiatique et la voie mystique.
- La coutume (elle descend vers l'humain) et la tradition (elle s'élève au-dessus de l'humain).
Et de comprendre les différents niveaux ou aspects d'un même processus :
- L'exotérisme et l'ésotérisme sont les deux aspects d'un même processus, l'un extériorisé, l'autre intériorisé.
- L'initiation virtuelle et l'initiation effective, la première survenant obligatoirement avant la seconde.
- le salut et la Délivrance, le premier étant de l'ordre individuel, le second de l'ordre transcendant.
René Guénon nous explique également que la réalisation spirituelle n'a rien d'exclusif et qu'elle ne peut se produire de manière complète qu'à condition de ne pas négliger les forces contenues dans notre état corporel.
Il paraît que la joie du monde profane, c'est de faire croire à ses petits sujets que la lecture d'un tel bouquin est un gâchis de temps incomparable. Ecoutez, on aurait quand même pu regarder un film à la place, ou se payer un coca à la terrasse d'un café, c'était quand même plus rentable. Alors, le bouquin de
René Guénon peut sembler, au choix : arriéré /belliqueux / élitiste. Et pourtant :
- Arriéré ? Pour le croire, il faudrait croire que l'histoire avance linéairement et avec un sens orienté. le temps proche peut nous en donner l'illusion. Mais avec
René Guénon, on ne se contente pas des derniers siècles, on remonte plus loin, vers des époques qui nous éclaircissent sur la nôtre, comme lorsqu'on parle à pépé et mémé pour mieux comprendre ce qui fait de notre vie ce qu'elle est devenue.
- Belliqueux ? Mais non… Selon
René Guénon, l'individu ne peut rien faire pour infléchir la marche du monde. Il peut essayer, mais ça ne vaudra pas grand-chose si ses actes ne correspondent pas à ce qui doit se passer. Que ceux qui croient au libre-arbitre absolu passent leur chemin, ils finiraient rageux.
René Guénon, en vertu de sa connaissance du système des castes, admet que chaque chose, même celle qui semble la plus inférieure ou néfaste, connaît sa nécessité supérieure. Ainsi en va-t-il de la marche du monde. On peut se battre pour le fun, si ça nous plaît, mais ça ne sert pas à grand-chose.
- Elitiste ? Plutôt instructif.
René Guénon nous fait profiter de sa connaissance pointue de l'islam et de l'hindouisme pour nous éclairer sur de nombreuses notions. Ses réflexions sont souvent de l'ordre de la religion comparée. Sa clarté ne peut pas nous tromper, mais elle peut écoeurer celui qui n'a pas l'estomac assez large.
René Guénon a sans doute écrit ce livre parce qu'il pensait faire partie de ces hommes rares qui, en période profane et matérialiste, se raccrochent encore à la tradition ésotérique. En alimentant ce vieux brasier presque mort, quelques autres hommes suivront à sa suite et traverseront en apnée les remous d'une époque bien ancrée dans sa rationalité de pacotille, joliment enrubannée, en attendant des lendemains plus spirituels.
Si on observe la conversion de
René Guénon à l'islam à l'aune de ce livre, on comprendra enfin très bien ce que signifie la réelle « fin de l'histoire » : l'être humain, dans son individualité profane, ne vaut pas grand-chose –et le degré de réalisation spirituel qu'il pourra atteindre ne dépend même pas de lui. Ni gloire, ni honte : c'est comme ça et le mieux, c'est encore de le savoir tout de suite.