Mais lorsqu’on ne parle plus, on est à chaque instant en première ligne. On ressent violemment la moindre émotion, il n’y a plus de filtre — on n’est plus qu’une émotion à vif.
J’ignorais à l’époque que le meilleur moyen de faire taire quelqu’un consiste à le laisser parler.
Ce tombeau où Dieu et l'extermination sont face à face, où l'extermination regarde silencieusement l'absence de Dieu .
Je suis parti en tournée, au début du mois de décembre 1944, afin de présenter mon livre. [...] C'est sur les routes de l'Oregon, de la Caroline du Nord ou de la Louisiane que j'ai compris que je n'étais plus un messager, j'étais devenu quelqu'un d'autre : un témoin. On m'écoutait. Plus personne ne mettait en doute ce que je racontais, car un témoin n'est pas quelqu'un qu'on croit ou qu'on ne croit pas, c'est une preuve vivante. J'étais la preuve vivante de ce qui s'était passé en Pologne. Je n'avais plus besoin de convaincre désespérément qui que ce soit. [...] En un sens, je faisais partie de l'Histoire, c'est-à-dire que je portais le deuil. Il est toujours plus facile d'être célébré quand il est trop tard.
Au procès de Nuremberg, dis je, personne n'a soulevé la question de la passivité des Alliés:le procès de Nuremberg, savamment orchestré par les Américains, n'a jamais été qu'un masquage pour ne pas évoquer la question de la complicité des Alliés dans l'extermination des Juifs d'Europe.
Les visions du camp de la mort me hanteront toujours, écrit-il. Je ne peux m’en débarrasser et leur souvenir me donne la nausée. Plus encore que de ces images, je voudrais me libérer de la pensée que de telles choses ont eu lieu.
Jan Karski l'écrit discrètement, il ne fait que le suggérer, mais il semble qu'à ses yeux, et aux yeux du peuple polonais, la Pologne soit abandonnée, et qu'elle continuera toujours à l'être. Abandonnée par l'Europe, abandonnée par l'Histoire, abandonnée par la mémoire du temps.
"Ainsi, en sortant de mon entrevue avec Roosevelt, le 28 juillet 1943, avais-je compris que tout était perdu : les Juifs d'Europe mouraient les uns après les autres, exterminés par les nazis, avec la complicité passive des Anglais et des Américains. Je me suis assis sur un banc, à côté de la Maison-Blanche, et dans l'odeur des lauriers (...), j'ai passé plusieurs heures à voir le monde s'écrouler ; j'ai compris qu'il ne serait plus jamais possible d'alerter la "conscience du monde", comme me l'avaient demandé les deux hommes du ghetto de Varsovie; j'ai compris que l'idée même de "conscience du monde" n'existerait plus. C'était fini, le monde entrait dans une époque où la destruction ne trouverait bientôt plus d'obstacle, parce que plus personne ne trouverait rentable de s'opposer à ce qui détruit."
"En sortant ce soir là de la Maison-Blanche avec l'ambassadeur, j'ai pensé qu'à partir de maintenant, c'était ce canapé qui allait régner sur le monde, et qu'à la violence du totalitarisme allait se substituer cette violence-là, une violence diffuse, civilisée, une violence si propre qu'en toutes circonstances le beau nom de démocratie saurait la maquiller"
Mes paroles avaient échoué à transmettre le message, mon livre aussi.
Seule la solitude est digne d'amour, et lorsqu'on aime une personne, c'est toujours à ce qu'il y a de plus seul en elle que s'adresse cet amour. j'ai compris ce soir-là, tandis qu'une femme défiait l'abîme qui s'ouvre sous chacun de nos gestes, que la seule chose qui peut tenir face à l'abîme c'est l'amour ; seul quelque chose comme l'amour est capable de tenir face à l'abîme, parce que précisément l'amour n'existe que comme abîme.