Qu'est-ce que je ressentirais si Engel n'était plus que ça, une inscription sur du marbre froid ? Si je n'avais plus de lui qu'une place dans un cimetière et des minutes solitaires à me rappeler ce qu'il avait été pour moi, avant ? Si je ne pouvais plus toucher sa peau, embrasser ses lèvres ou contempler son sourire ? Qu'est-ce qui arriverait si la mort prenait tout ça et que j'étais obligé de continuer de vivre dans les éclats qu'elle me laisserait ?
J'emportais avec moi un peu plus de tristesse, et un peu moins de rancoeur.
Un peu de cette douleur que seul un frère peut vous causer.
Juste... l'embrasser. J'y cherchais une forme de rédemption, ou la raison à toute cette folie. À toute cette démence qui m'avait poursuivi et qui prenait tout son sens aujourd'hui. Tous mes chemins, aussi tortueux avaient-ils pu être, m'avaient mené droit dans ses bras.
Je m'étais perdu pendant des années.
Je m'étais perdu à en hurler, dans l'espoir d'être entendu.
L'embrasser... Rien que ça... C'était une guerre aussi. Une révolution.
Parfois les mots ne sont que des douleurs qui écorchent le cœur.
Rire et rire encore.
Comme on se souvenait du passé en fermant les yeux sur l'avenir.
Comme on aimait être ensemble sans jamais s'en repentir.
"Ce que croit ma raison quoi qu'il puisse arriver,
Et ce que sent mon coeur en sa douleur amère,
C'est que mieux vaut l'amour suivi d'un deuil austère
Que la paix de celui qui ne sut pas aimer."
Alfred Tennyson - In Memoriam
Voir le soleil plonger sous la surface alors que la nuit reprenait ses droits. C'était toujours le cas, non ? L'obscurité n'était jamais loin. Elle arrivait à la bonne heure, sans aucun retard. Il voulait observer chaque étoile venir l'éclairer. ça lui rappelait un autre temps qui ne l'avait jamais vraiment quitté. ça lui rappelait comment on se sentait en vie.
Comment on se sentait mort, aussi.
"Vous voudriez savoir
Poser des questions
Et vous ne savez pas quelles questions
Et vous ne savez pas comment poser les questions
Alors vous demandez
Des chose simples
La faim
La peur
La mort
Et nous ne savons comment répondre
Nous ne savons pas répondre avec vos mots à vous
Et nos mots à nous
Vous ne les comprenez pas
Alors vous demandez des choses plus simples
Dites-nous par exemple
Comment se passait une journée
C'est si long une journée
Que vous n'auriez pas la patience
Et quand nous répondons
Vous ne savez pas comment passait une journée
Et vous croyez que nous ne savons pas répondre."
Vous voudriez savoir - Charlotte Delbo
Rescapée d'Auschwitz