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Critique de davidomi


Peut-on massacrer une enfant déjà massacrée ?

Retour une nouvelle fois du côté de mon adolescence et des livres qui l'ont marquée 30 ou 40 ans plus tôt. Et de mon point de vue, un livre bien plus dérangeant que ne peut l'être un marquis de Sade par exemple, un "Ne sont pas morts tous les sadiques" de Max Roussel, fameux livre aux mille procès et censures, "Confession sexuelle d'un anonyme russe" , livre érotique où le narrateur nous raconte sa vie sexuelle avec de petites filles ou "Suicide mode d'emploi" que tout le monde connaît.
Parce que notamment il n'est ici nullement intention de choquer, mais au contraire de prétendre dire l'espoir...
J'avais déjà à l'époque une très sale image de l'humanité, ce témoignage (une histoire vraie) a participé à consolider cette conception.
C'est l'histoire d'une petite fille de six ans, Sheila, qui a kidnappé un tout petit, l'a attaché à un arbre et y a mis le feu. Et qui se retrouve alors entre les mains d'une institutrice spécialisée en attendant une place en hôpital psychiatrique trop plein pour l'instant.
Face à un gouffre de haine qu'est cette petite fille, cette véritable boule incontrôlable de violence et de frayeur, une enfant de six ans à qui la malnutrition donne un corps de trois, la narratrice, à force de patience, de douceur parfois et d'amour, va tirer cette "petite fille du côté de la vie". Avec pour paroxysme du bonheur chez cette petite fille qui jusqu'alors ne possédait en tout et pour tout qu'une seule salopette puant l'urine d'une façon abominable, l'achat d'une superbe robe façon princesse.
La robe dans laquelle elle sera aussitôt massacrée une deuxième fois , cette fois par son oncle : comme il n'arrive pas à pénétrer son vagin de six ans, il estime que c'est de sa faute à elle, qu'elle "n'y met pas du sien", et donc la viole avec un couteau et la transperce jusqu'au colon.
A quoi à pensait cette toute petite fille au moment où cet oncle pourtant si attentionné jusque là, l'éventre ? Lui dit que ce qu'ils sont en train de faire, c'est ce que font tous les adultes, par exemple ta gentille maîtresse avec son amoureux (symbole pour Sheila du papa rêvé, celui qui lui a offert la jolie robe) ? Elle à qui on vient de faire découvrir amour et douceur ? N'est-elle pas plus fragile que la petite sauvage du début, elle, sans le moindre espoir, le moindre confiance en l'humain, la moindre attente, capable de créer une situation de « hors la vie » ou la douleur ne peut exister, ou personne ne pouvait lui arracher une larme ?
Même si l'auteur laisse finalement entendre qu'il soit possible que Sheila "s'en sorte", déjà à l'époque je doutais de la fin pleine d'espoir du roman. J'avais du mal à croire (aujourd'hui je n'ai toujours pas de réponse) qu'un être à ce point massacré (abandonné par sa mère sur un bord d'autoroute, saccagé par son père alcoolique...) puisse dépasser un début de vie entièrement entre les mains du chaos, quelque soit la "vie réussie" en apparence qu'elle puisse avoir par la suite (c'est par exemple ce que veut nous faire croire ardemment Christiane Rochefort dans son livre « La porte du fond »)
Le malheur de cette gamine-là précisément, c'est son intelligence hors du commun, phénoménale (elle explose tous les tests que les adultes lui font passer) synonyme d'une hypersensibilité : toute l'horreur qu'elle vit, elle la vit avec plus de douleurs qu'aucun autre. Quand enfin elle décide de céder à l'amour, elle y entre avec plus de force que quiconque. Quand viendra la trahison, un nouvel abandon de cette mère provisoire, la douleur sera terrible.
Peut-on donc massacrer un enfant déjà massacrer ?
Et pour cela, fallait-il d'abord avant lui faire entrevoir combien la vie pourrait être lumineuse ?
Torey L. Hayden nous dit qu'en donnant quelques amours , elle crée l'espoir, la possibilité.
Je me suis demandé au contraire si cette parenthèse d'amour n'avait pas rendu la petite guerrière (après avoir été éventrée, elle passe la nuit, se rend en bus à l'école comme si de rien n'était, va en classe, et ce n'est qu'au bout d'une heure parce que sa maîtresse voit du sang coulé d'entre ses jambes qu'elle est amenée mourante à l'hôpital) plus fragile face à la réalité.
Du point de vue de la petite fille qui n'avait jamais fait l'expérience de la tendresse (et qui fera l'expérience aussi de la trahison quand Torey partira), sort elle plus forte ou moins forte de cette rencontre ? Cet avenir incertain auprès d'une autre maitresse-maman, pourra t-il en faire un être heureux à raison d'être apaisée jamais ?
Peut-être n'aurait-il jamais fallu laisser entrevoir un autre possible, ne pas rendre le retour dans le monde réel aussi douloureux... Était-ce lui rendre service que d'amener cette gamine à dévoiler ses faiblesses (ses premières larmes) ? La Sheila d'avant la rencontre avec Torey n'aurait certainement pas été aussi facilement apprivoisé par cet oncle sorti de prison, elle aurait gardé cette distance salvatrice d'avec tous les autres ; cela n'aurait certainement pas empêcher qu'un adulte bien plus fort physiquement la déchire, mais au moins n'aurait-elle pas été surprise par la cruauté et la trahison...
Est-ce là le récit d'un combat lumineux ou le livre d'un échec ?

J'ai longtemps cherché dans les livres des témoignages me prouvant que je me trompais, que "malgré tout" on peut "se reconstruire", que le bourreau n'est pas à jamais le seul vainqueur...
Je n'ai pas de réponse. Guérit-on d'un tel massacre ? Ce massacre qui fait partie de vous, qui est irrémédiablement vous. Au mieux on vit avec, mais l'on meurt surtout avec.

J'ai rencontré dans le cadre de mon boulot certains de ces enfants massacrés. Jamais je n'ai su si l'on pouvait les "réparer". Si toute leur vie ne tournerait pas autour de ce qu'ils ont vécu. Si leur personnalité, leur personne, n'était pas en grande partie ce qu'ils ont vécu.
La seule à détenir la vérité ici, c'est Sheila, la petite fille de six ans, même pas l'adulte devenu. Par exemple à l'hôpital, avant qu'elle n'entre dans le coma, dans un monde où l'enfant serait réellement une personne, on lui aurait demandée :
« Voilà : on peut essayer de te sauver la vie. Mais on peut aussi faire cesser toutes ces souffrances une bonne fois pour toutes. Il suffit d'une piqûre… A toi seule de choisir. »
La seule condition à laquelle on pourrait prétendre avoir entendu cet enfant.
Pour qui Torey L . Hayden s'est battue ici ? Pour qui se bat l'infirmier ? le psychologue ? le pompier ? le policier ? Et plus généralement, à qui l'empathie fait avant tout du bien ?
Face aux enfants de la classe, à la petite victime, qui tous demandent "pourquoi il a fait ça son oncle ?", Torey n'a comme réponse que des mots maladroits (car elle-même incapable de penser l'impensable, que dire aux enfants la vérité de l'humain pouvait non les enrichir mais les fragiliser, les enfants qui auraient besoin d'être "protéger" de la vérité, alors que la vérité - dont elle se targue auprès des enfants justement - n'aurait-elle pas été de juste dire : "Pourquoi il a fait ça ? Parce qu'il avait envie")
Il n'est jamais trop tard pour commencer à se construire une idée de l'humanité.
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