Même chez nous,le bonheur existe.Le bonheur de celui qui grelotte et trouve une couverture.Le bonheur de celui qui a faim et trouve un peu de pain.Et le bonheur de celui qui est seul et trouve un peu d'amour.
«C'est la vie» dit Moïshe. «Quand les temps changent, la merde remonte à la surface.»
Une peur atroce l'envahit à l'idée de devoir dormir dans cette pièce sombre sans protection. Comment avait-il dit ? Ici c'est chacun pour sa pomme ! Personne ne lèvera le petit doigt s'il t'arrive quelque chose... Les gens ne croient plus en rien, ils ne respectent plus rien, plus rien ne leur est sacré. Ils se moquent de tout.
La vieille secoua la tête sans rien dire, un sourire compatissant aux lèvres. Elle pensa : ils mettent tous du temps à comprendre quand ça arrive.
«Tous exécutés pour désertion» dit-il d'un ton sec.
«Désertion ?» fit-elle étonnée.
«Pour échapper à la déportation, ils se sont planqués pendant des jours. Les autorités appellent ça désertion.»
«Oui. Je vois... encore un mot dont ils ont tordu le sens.»
Plus d'une fois il avait envisagé, et rejeté, l'idée de retourner chez lui, dans son pays. La fuite en soi n'était pas compliquée. Il était facile de tromper la vigilance des gardes sur la pont ; il suffisait de traverser le fleuve à la nage pendant la nuit, et de l'autre côté, on était en Roumanie. Mais après ? Où aller ? Sans papiers ? Le ghetto était imprimé tel un tampon sur son front. De l'autre côté, il se ferait immédiatement repérer, et une fois arrêté, c'était la fin.
"Même chez nous, le bonheur existe. Le bonheur de celui qui grelotte et trouve une couverture. Le bonheur de celui qui a faim et trouve un peu de pain. Et le bonheur de celui qui est seul et trouve u peu d'amour."
Il faisait agréablement chaud près du fourneau. Il sentit la chaleur du feu lui brûler son dos nu et s'étira à son aise. Le rouquin ronflait déjà. C'était contagieux. Ranek eut toutes les peines du monde à garder les yeux ouverts. Il ne voulait pas dormir. Il aurait tout loisir de dormir plus tard, puisqu'il était rentré chez lui. Comme il fait chaud, pensa-t-il, et comme c'est bon. C'est drôle, il faut avoir été à la rue pour apprécier ça à sa juste mesure. L'homme s'habitue trop vite aux bonnes choses, et il est prompt à oublier le reste. On ne devrait pas oublier, pensa-t-il, quand bien même on a passé des jours, des semaines ou des mois près du feu, même alors, on ne devrait pas oublier la rue. Sinon l'on devient un ingrat.
"Tant qu'on lutte, on garde espoir."
Le crépuscule tombait. Encore un jour absurde qui touchait à sa fin.
[...]
Le Dniestr offrait ce jour-là un spectacle idyllique. Au crépuscule l’eau prenait une couleur plus tendre, une couleur entre chien et loup, mélange de gris, de noir et de brun, étrangement indéfinie. Le fleuve paraissait aussi couler plus lentement, mais ce n’était qu’une illusion. A cette heure du couchant, il donnait l’impression de s’étendre à l’infini, comme s’il venait de nulle part et n’allait nulle part, telle une ombre glissante dans un paysage silencieux et rêveur.
Deux cadavres flottaient paisiblement sur le fleuve : un homme et une femme. La femme voguait un peu à l’avant de l’homme. On eût dit un jeu amoureux. L’homme essayait sans cesse d’attraper la femme, sans jamais y parvenir. Un peu plus tard, la femme dériva légèrement sur le bord et fit risette à l’homme, qui lui rendit son sourire, puis la rattrapa. Son corps heurta le corps de la femme.
Les deux cadavres se mirent alors à tourner en cercle ; ils se collèrent un moment l’un à l’autre, comme s’ils voulaient s’unir. Puis, réconciliés, ils reprirent leur dérive.
Le crépuscule s’épaississait. Le vent rafraîchissait les deux corps, avec la même tendresse que l’eau, les berges et les champs de maïs de l’autre côté, sur la rive roumaine.
Encore un jour absurde qui touche à sa fin.
Deux enfants ont trouvé asile dans la cave du bordel... Dvorski est rentré chez lui... le coiffeur a fermé sa boutique ; il éteint à présent la lumière et s'allonge en toussotant à côté du garçon.
Dans le bordel, une fenêtre arrière donnant sur le fleuve s'ouvre à toute volée ; une femme jette une boite de conserve vide dans l'eau. Elle voit passer les deux cadavres, glousse et referme la fenêtre.
S'ouvre alors une fenêtre côté rue. Une fille de quatorze ans sort la tête. Plus personne dans la rue, pense-t-elle. Même pas la bossue. D'habitude elle cherche toujours le client à cette heure. Où est-elle ? A-t-elle harponné quelqu'un dans l'escalier de la cave ? Elle pouffe, essore vite une serviette mouillée au-dessus du trottoir désert... et referme la fenêtre.
Au même instant, dans l'asile de nuit, le carreau en carton est remis à sa place. Une patrouille qui passe lève des yeux blasés vers la ruine solitaire.
«Calme plat aujourd'hui» dit un policier à l'autre. Et ils passent leur chemin dans la rue silencieuse.
"C'est comme ça : un type s'en va, un autre arrive. Depuis toujours. Ainsi va le monde."