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Critique de lanard


On ne s'étonne pas qu'un spécialiste du cerveau puisse s'intéresser à l'auteur de Monsieur Teste.
C'était il y a trente ans, en lisant « Matière à pensée », le livre d'entretiens de Jean-Pierre Changeux (neurologue) et Alain Connes (mathématicien) qu'Olivier Houdé (psychologue du raisonnement) est interpellé par une citation de Paul Valéry que le mathématicien, acculé dans ses arguments par le neurologue qui démonte sa position platonicienne (ou réaliste) sur la nature des objets mathématiques (Changeux considère ceux-ci comme de libres créations de l'esprit humain rejoignant ainsi la position nominaliste de la querelle médiévale des universaux). La citation en question était celle-ci (de « Au sujet d'Eurêka » une lecture d'Edgar Poe par Paul Valéry) : « Il leur arrive [aux mathématiciens] de considérer leurs découvertes, non comme des « créations » de leurs facultés combinatoires, mais plutôt comme des captures que ferait leur attention dans un trésor de formes préexistantes et naturelles, qui n'est accessible que par une rencontre rare de rigueur, de sensibilité et de désir. »
Le psychologue du raisonnement mathématique est devenu entre temps directeur, puis directeur honoraire depuis 2018, du Laboratoire de psychologie du développement et de l'éducation de l'enfant de la Sorbonne avant de devenir académicien en intégrant l'Institut de France. Ce dernier détail n'est pas anodin tant la coquetterie académique imprègne le ton du présent essai. Jusque dans son sujet même : Paul Valéry (de L Académie Française) dont la postérité compassée renvoie encore à cette vieille France arque-boutée sur son cartésianisme contre un pragmatisme anglo-saxon supposé impérialiste.
L'image de Valéry a bien évolué après que Gallimard a commencé la publication de ses cahiers dans les années 1980. On connaissait le poète et l'essayiste. Les lycéens ont eu écho de cette crise morale, cette fameuse « Nuit de Gènes » à l'issue de laquelle, effrayé par ses propres émotions, l'homme a fuit la poésie pour se réfugier dans une vie mentale où le raisonnement combat l'émotion et pour laquelle l'activité mathématique est devenue l'ultime idéal. On ne sait pas grand-chose du travail mathématique de Paul Valéry : les mathématiciens ne semblent guère y trouver quelque crédit. Reste l'image d'Épinal du Grand Homme levé à l'aube pour noircir ses cahiers de pensées et de mathématiques. Mais alors que ses oeuvres entrent dans le domaine public, une nouvelle image de Valéry est en train d'émerger : celle d'un critique lucide du monde contemporain qui détonne avec l'image académique : songeons aux « Principes d'an-archie pure et appliquée » révélés par Gallimard en 1984 (réédition, 2013) et aux quelques essais que les éditions Allia ont remis en exergue dont « le bilan de l'intelligence » que Olivier Houdé recommande particulièrement à ses lecteurs.
Car si l'intelligence est la grande affaire du psychologue du raisonnement c'est aussi l'obsession du poète essayiste. Ceci d'autant plus que pour ce dernier, l'intelligence c'est le cerveau et que dans son laboratoire, Olivier Houdé s'est attaché sa vie durant à observer sous IRM des cerveaux en situation de raisonnement.

Il y aura toujours quelque chose troublant dans l'aspiration que peut avoir l'intelligence de se saisir elle-même : le malaise se situe entre le paradoxe et le narcissisme. D'ailleurs, le psychologue, à la suite de l'auteur du poème « Narcisse parle », a bien conscience de la dangereuse pente narcissique prise par une intelligence travaillée par (et travaillant sur) elle-même : « curieux de tout, mais d'abord de lui-même » complète le titre de cet essai sur Paul Valéry. Ce narcissisme transpire également dans la prose du psychologue qui se met complaisamment en scène dans son petit monde académique : nombre d'éminents collègues y sont consultés et cités. le premier d'entre eux, Michel Jarrety, docteur en Sorbonne, auteur d'une biographie de référence de Paul Valéry (Fayard, 2008). Mais il fallait aussi que Olivier Houdé invoque les mânes de l'Académicien par excellence, l'Immortel homme de lettres et d'image dont l'esprit pétilla des décennies durant sur les canaux cathodiques et les écrans plasma pour briller désormais sur les reliures dorées des volumes de la Pléiade : il s'agit de son ami Jean d'Ormesson. Celui-ci dans sa jeunesse avait voulu consulter le vieil académicien sur son avenir universitaire : le futur académicien essuya une désapprobation véhémente car il avait ignoré les mathématiques pour choisir la philosophie, que Valéry méprisait.

Mais il serait malvenu, si cela n'avait pas de rapport avec le sujet, de reprocher à Olivier Houdé, qui débuta sa vie professionnelle comme instituteur, sa légitime fierté des ors et des honneurs académiques qui ornent sa carrière de chercheur. L'éducation par l'école est au coeur des préoccupations du psychologue ; héritier de Jean Piaget, tout le travail de Olivier Houdé a consisté à confronter les intuitions et les résultats du chercheur suisse aux données nouvelles issues des neurosciences que les nouveaux moyens d'observation du fonctionnement du cerveau in vivo. Cet attachement aux enjeux de l'école semble encore chez notre auteur très tributaire des systèmes inventés par les pédagogues de jadis : les tableaux d'honneurs et les bons points.
Pour en revenir à la teneur de l'essai lui-même, signalons qu'il consiste dans sa majeur partie en un exposé de la vie de Paul Valéry en vue de donner au lecteur qui n'en aurait pas connaissance les argument de sa conclusion finale. C'est seulement dans cette conclusion (chapitre 14, Valéry après Valéry : un projet de neurosciences et d'astrophysique aujourd'hui) que les arguments neurologiques seront rapprochés des intuitions de Valéry qui est alors présenté comme une sorte de précurseur.

Olivier Houdé fait de la fameuse « nuit de Gènes » un moment fondateur pour une sorte d'épistémologie d'une science du raisonnement qui aurait constitué désormais le nouveau projet de l'homme de lettres. Depuis cette fameuse nuit, Paul Valéry entend réprimer tout lyrisme pour entrer dans une rationalité vécue comme ascétique. Ce moment est présenté avec raison comme un écho de l'expérience de Descartes (cette fameuse illumination de laquelle sorti tout armé du crâne de Descartes le cogito et le Discours de la méthode : moment fondateur de rationalisme européen).
Bien sûr, Olivier Houdé n'ignore rien des travaux d'Antonio Damasio pour qui l'erreur de Descartes avait été d'opposer raison et émotion. Ici l'admirateur de Paul Valéry ne retombe pas dans cette fameuse erreur : il retranscrit, bien à sa manière, une intuition qu'il attribue à Valéry dans le langage de ses propres travaux sur le raisonnement. Rappelons-le Olivier Houdé observe le raisonnement dans des cerveaux au travail tel qu'il se manifeste à travers des IRM par exemple.

Ces observations lui ont permis de mettre en évidence l'existence de trois systèmes actifs en situation de raisonnement. Les deux premiers systèmes sont ceux-même qu'avait décrit le psychologue Daniel Kahneman (prix Nobel d'économie 2002) : Système 1 / Système 2 (pour aller vite : 1 intuition fulgurante sans effort / 2 attention analytique avec effort). L'observation IRM permet de localiser ces systèmes en action dans le cerveau. Olivier Houdé ajoute un troisième système : ce Système 3 est un inhibiteur du Système 1 qui favorise le travail plus lent et difficile de Système 2. Ce Système 3 est lui-même localisable dans les image IRM où il se manifeste dans la région préfrontale. Dans la biographie de Paul Valéry, le psychologue rapproche ce système inhibiteur du moment où le poète renonce à la poésie lors de cette fameuse nuit pour entrer dans une laborieuse vie où l'exercice de l'intelligence devient une « sorte de sport » (Le bilan de l'intelligence).
Mais la conclusion (chapitre 14) ne présente pas Valéry comme précurseur du concept de Système 3 (inhibiteur de intuition sans contrôle). Revenant au débat initial entre Jean-Pierre Changeux et Alain Connes, Olivier Houdé cite Paul Valéry selon lequel « L'univers est construit sur un plan dont la symétrie profonde est, en quelque sorte, présente dans l'intime structure de notre esprit » (que Houdé traduit par cerveau sans croire trahir Valéry). C'est bien ici que semble s'affaiblir toute la démarche de l'auteur : car tout les deux tiers biographiques de livre y pèsent un peu inutilement dans son argumentaire. Il ne reprend ici que l'intuition qui l'avait frappé au moment de sa lecture du dialogue entre Changeux et Connes quand ce dernier voulu défendre son réalisme des objets mathématiques. Cette fameuse structure de l'esprit (cerveau) est-elle bien ce que le neurologue observe dans la topographie cérébrale où s'activent les Systèmes 1, 2 et 3 ? Est-il bien raisonnable de rapprocher de surcroît cette structure de celle d'un « Cosmic Web » c'est-à-dire L Univers tel que décrit dans par Franco Vazza et Alberto Feletti dans un article de 2020 « The Quantitative Comparison between the Neuronal Network and the Cosmic Web » ? Pour donner la mesure de l'enthousiasme de l'auteur citons-le : (p. 115) « Suivant ce modèle topographique néovaléryen du cerveau, tant le constructivisme neuronal (Changeux) que le réalisme mathématique (Connes) se trouvent mis en symétrie et le débat épistémologique résolu, ou en voie de l'être. C'est n'est pas rien ! On retrouverait des traces de ce grand débat depuis le Moyen Âge, avec le nominalisme constructiviste d'Abélard opposé au réalisme platonicien issu de l'Antiquité ».

Tout cela pour un nouvel hommage à une grande figure de la vie intellectuelle française qui fut comblée d'honneurs et qui n'en demandait peut-être pas tant. Faut-il voir là un compulsif laisser-aller au Système 1 (qui est aussi celui du désir de la facilité) quand le Système 2 accoutumé à l'effort (et comblé par ses fruits) s'assimile à un nouveau Système 1 mécanique qui trompe la vigilance d'un Système 3 abusé par une certaine ressemblance de structure.

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