[...] "On vient de voir la Janine, elle raconte qu'elle se fait faire un beau pyjama pour votre noce!" Sur quoi les hurlements de mon oncle, un énorme geyser de cris, fusaient avec jubilation vers le ciel, au milieu des gerbes de boue jaillissant entre les parois des canalisations : "Quoi, cette vielle chipie ? Elle marche comme si elle avait un pis de vache entre les jambes, et elle prétend se marier avec moi ? Moi qui ai tant de succès auprès des plus belles femmes ?"
« Elles jouaient des coudes devant la vitrine du photographe de la rue Ceyl à Brno pour pouvoir admirer mon portrait qui y était exposé, parmi tous les autres elles le trouvaient le plus beau, et moi, je me tenais un peu à l’écart, je buvais du petit lait, j’étais fier comme Artaban ! », jubilait la voix de mon oncle pendant que mon père se tordait les mains entre le buffet et l’armoire, les yeux révulsés d’indignation : « Mais rien n’est vrai là-dedans, depuis son enfance il était couvert de boutons et à vingt-deux ans, il avait plein de furoncles, le cou enroulé dans des gazes sanguinolentes ! »
(p.32)
Ni papa ni maman ni moi, personne de notre famille, y compris mon oncle Pepi, ne se sentait très à l’aise à la maison. C’est qu’on se tapait trop sur les nerfs, on se faisait les uns aux autres trop de misères et de peine, il y avait sans doute entre nous un amour excessif et, à force de trop nous aimer, nous nous repoussions mutuellement à la façon des électrons, chacun de nous préférant se retrouver ailleurs, avec d’autres personnes ou choses, dans un cadre différent.
(p.37)
…ces retraités (…) scrutaient les abords du portail dans l’attente d’un visiteur éventuel. Or même en admettant qu’il arrive, ils n’auraient guère manifesté leur joie, pour eux l’essentiel était ce temps d’attente et d’expectative, l’état que connaissent les enfants qui guettent la sonnette annonçant le passage du petit Jésus et de ses cadeaux de Noël, les enfants qui vont regarder par la fenêtre si saint Nicolas y a bien déposé quelques gâteries dans leur chaussette, et cet état de grâce gorgé d’attente suffisait à tous ces vieillards pour agrémenter la journée réservée aux visites.
(p.161)
Tous les ans, la révolte de mon oncle semait la consternation dans la maison, consternation qui s’amenuisait cependant au fil des années car la répétition des choses finit par créer l’ordre et la routine, de même que le retour des symptômes déjà vus atténue le choc de la première surprise.
(p.46)
« … dès que tonton Pepi sortait en ville, les portes s’ouvraient sur son passage, des têtes apparaissaient aux fenêtres devant lesquelles s’avançait fièrement sa casquette d’amiral, les femmes lui demandaient s’il accepterait de jouer avec elles dans la prochaine pièce du théâtre d’amateurs, s’il voudrait bien les emmener à Vienne, à Budapest ou, tout simplement , dans une allée sombre du bois, les jeunes filles le priaient dès avant l’hiver de leur accorder une danse au grand bal dans l’île, les hommes le questionnaient discrètement sur les boîtes où servait un personnel exclusivement féminin, sur les mollets de ces dames, leurs seins, leurs draps de lit ; »
(p.47)