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Critique de Creisifiction



"À Rebours" : encore une preuve, s'il en fallait, que pour ce qui est du destin d'un livre, mieux vaut celui de «long-seller» se bonifiant avec le temps que celui de «best-seller» d'un jour..!!
Huysmans, d'ailleurs, avait lui-même eu le sentiment, au moment où il l'écrivait, que le sien «ferait un four» et ne serait apprécié que par «une dizaine de lecteurs». (Un peu plus, tout de même, mais en rien comparable, en effet, à l'immense succès d'une littérature réaliste et naturaliste occupant largement le devant de la scène éditoriale en 1884, année de sa publication.)

Il est vrai que totalement à contre-pied du roman alors en vogue, en rupture de ban avec les canons littéraires et les valeurs progressistes et scientistes prédominantes en ce dernier quart du XIXe, à rebours aussi des attentes de ses meilleurs comparses, tel son grand ami Zola par exemple, ainsi que de ses propres lecteurs, habitués jusque-là à être abreuvés par l'écrivain à la source d'un réalisme consensuel, Huysmans lançait avec ce livre volontairement provoquant, transgressif et saugrenu, un véritable pavé dans la mare, un «aérolithe tombé du ciel» selon ses mots ! Un «OVNI littéraire», dirions-nous aujourd'hui.
S'il fut malgré tout accueilli par ses contemporains comme un authentique «hapax», admiré par ses compères, majoritairement salué par la critique pour l'audace et l'originalité du propos, sans pour autant bénéficier, donc, d'un franc succès auprès du public, avec le temps, l'ouvrage gagnerait de plus en plus de lecteurs, finissant par accéder au statut d'un des évangiles sacrés du «dandysme esthétique » et de l'esprit de «décadence», considérés comme une posture, un art de vivre et un style à part entière.

Témoin de la première heure également du culte qui serait voué au cours du XXe siècle à la «singularité» idiosyncratique, y compris sur le plan de la création artistique, «À Rebours» ne cessera en effet, en dehors des circuits de la production culturelle mainstream, par une sorte de capillarité discrète, de s'infiltrer, de séduire et d'influencer de plus en plus de lecteurs et d'artistes, depuis Oscar Wilde, qui s'en était inspiré ouvertement pour son célèbre «Portrait de Dorian Gray», jusqu'à Serge Gainsbourg, dont, semble-t-il, c'était le livre de chevet, en passant par le mouvement « décadentiste » de la fin du siècle dont il fut également l'un des principaux instigateurs.
Redécouvert par le grand public notamment à partir de années 1960/70, Huysmans aurait été étonné de constater que ses toutes premières estimations en termes de lectorat potentiel se seraient vu ainsi exponentiellement accroître, et que son livre, un siècle plus tard, tel un inoxydable Dorian Gray, n'aurait pas pris la moindre ride!!

Oeuvre d'esthète et de brillant critique d'art, à la fois synthèse de mouvements et d'auteurs plus ou moins en marge de la culture officielle, surgis durant la deuxième moitié du XIXe, avant-gardistes au moment de sa parution ou réservés toujours à un public d'initiés, ou bien entourés d'une réputation sulfureuse, tel Baudelaire (dont l'imaginaire, l'esprit et les motifs – visiblement sources principales d'inspiration, et pour l'auteur et pour son personnage- y seront omniprésents), représentés entre autres par Stéphane Mallarmé ou Tristan Corbière, Gustave Moreau ou Odilon Redon, Aloysius Bertrand ou Paul Verlaine, le roman développera, parallèlement, une thèse insolite et parfaitement anachronique accordant une place privilégiée à la notion de «décadence» dans le renouveau de la langue littéraire et de la création en général.
«À Rebours» se révèlera d'autre part être une fiction inventive, pittoresque et souvent comique, autour d'un personnage devenu emblématique, Des Esseintes , futur archétype moderne du dandy esthète et névropathe, égoïste et amoral, élitiste, misanthrope et intraitable.

Les aventures de Des Esseintes en quête de cette thébaïde où, en fin de compte, tout un chacun, n'est-ce pas, aura probablement songé au moins une fois dans sa vie à trouver refuge contre «l'incessant déluge de la sottise humaine», auront en revanche pour décor des contrées essentiellement intérieures, se déroulant la plupart du temps dans le quiétisme et la dans la plus grande immobilité, située à quelques encablures de Paris, à Fontenay plus précisément, où cet ermite d'une nouvelle catégorie déciderait de se retirer du monde au tout début du roman.

Dépourvu d'une vraie intrigue, rédigé avec une liberté de ton bluffante, ayant pour seul et unique credo l'envie d'aller à contresens de ce qui est communément admis, « À Rebours » est à classer sans aucun doute parmi les précurseurs de «l'anti-roman» du XXe siècle, genre qui atteindrait son apogée avec la notion contemporaine de «déconstruction» véhiculée par les courants postmodernistes.

Roman à (anti)thèse aussi, l'ouvrage semble se soustraire en même temps à toute tentative simple de réduction. Conservateur, anti-progressiste, mais aussi subversif et avant-gardiste, exalté et baroque, quoique sous certains aspects incisif et lucide, à la fois drolatique et profond, Huysmans s'avère seul maître à bord et, feinte sur feinte, mène la barque de son récit là où il veut bien la conduire. Et le lecteur par le bout du nez !! Toujours à contre-pied, par rapport aussi aux attentes et aux impressions que ce dernier essaie tant bien que mal d'assembler, la richesse et la qualité de la plume éblouiront et parfois assommeront par une érudition exigeante et superfétatoire; les excès, le «mysticisme dépravé et artistement pervers» vers lequel le personnage se sent irrésistiblement attiré, ou encore les penchants trop prononcés de celui-ci vis-à-vis «des idées au goût blet et les styles faisandés», amuseront et agaceront à tour de rôle son lecteur. Huysmans réussit diablement, par ailleurs, aussi bien à le mettre à grande distance de son anti-héros, qu'à lui faire à d'autres moments adhérer pleinement à son discours ! Et enfin, en mêlant les pistes à l'aide notamment d'un style indirect libre qu'il maniera avec beaucoup de dextérité, à se cacher à ses yeux ou, au contraire, à lui donner l'impression que l'auteur se faufile en douce derrière son improbable créature.

Chacun de ses seize chapitres de l'ouvrage est travaillé comme une pièce à part du décor en miniature du grand théâtre baroque du monde que Des Esseintes essaie de mettre en oeuvre, à sa seule fin et jouissance, dans l'espace aménagé rigoureusement selon ses plans de la maison de Fontenay.
De l'horticulture à la parfumerie, de «l'orgue à bouche» lui permettant de composer des symphonies gustatives, jusqu'aux caprices décoratifs qui lui feront glacer d'or et incruster de pierreries la cuirasse de sa tortue, il ne s'agira tant pour lui d'y jouer un rôle de spectateur privilégié du spectacle du monde, mais bien plus d'usurper celui du grand Architecte, et de recréer une scène artificielle construite exclusivement selon ses désirs et caprices, gardée sous son stricte contrôle, faite à son image et ressemblance.

Ne serait-ce pas là, d'ailleurs, que résiderait une des clés permettant d'accéder au sens caché derrière les foucades en apparence farfelues et arbitraires de son dandysme ?

S'il est vrai, comme le résumait bien cette formule succincte (énoncée par qui déjà..?), qu'au XVIIIe l'on avait réussi à supprimer les prérogatives du Roi, qu'au XIXe le même destin serait réservé à Dieu, avant qu'au XXe siècle l'on s'attaque en définitive à l'Homme lui-même, ne pourrait-on dès alors envisager ce «dandysme esthétisant» comme préfigurant en quelque sorte l'une de ces tentatives désespérées de lutter contre le sentiment d'absurde de l'existence qui verraient le jour et occuperaient progressivement l'esprit du XXe siècle, constituant l'un de ses défis majeurs ?

Malade, certes, mais aussi «acteur» dans le sens camusien du terme, hésitant entre l'imitation de Schopenhauer, son maitre absolu à penser, et celle du Christ, nourrie insidieusement par le paradis perdu de sa foi et par une solide éducation religieuse, ainsi que, d'autre part, par une forte angoisse de mort à l'origine de ses symptômes névrotiques, c'est par ses vains efforts de pouvoir vivre en autarcie, par son besoin de «franchir les limites de la pensée», par ses pathétiques élucubrations baudelairiennes autour d'une «extase par le bas» comme forme plutôt d'émancipation spirituelle que de débauche purement sensuelle, c'est en tant que démiurge pleutre, maladroit et risible, que Des Esseintes finit par toucher, voire susciter de l'empathie chez le lecteur.

«À Rebours» annoncerait-il ainsi, à un autre niveau et à grands renforts de métaphores, l'une des principales chimères des temps modernes : l'obsession à se singulariser face à la standardisation et à la mécanisation, à l'importance croissante accordée aux progrès techniques - au détriment des savoirs et croyances transmis de génération en génération-, face à la massification érigée au rang d'idéal «égalitaire» promu par nos démocraties modernes, devant ce que son personnage, reprenant encore une fois à son compte Baudelaire, dénonçait comme un nivellement par le bas - «médiocratie» des temps nouveaux.

"C'était aussi" - vitupérait-il déjà en 1884!- «le grand bagne de l'Amérique transporté sur notre continent, l'immense, la profonde, l'incommensurable goujaterie du financier et du parvenu, rayonnant, tel qu'un abject soleil, sur la ville idolâtre qui éjaculait, à plat ventre, d'impurs cantiques devant le tabernacle impie des banques».
Tout un programme!

À l'image de ces bonbons violets inventés par le célèbre confiseur parisien «Siraudin» que Des Esseintes affectionnait particulièrement, «À Rebours» serait en définitive une lecture au goût subtilement trouble et évocateur, entre le sucré et le givré, le praliné et le vinaigré.
Une friandise exquise à déguster avant tout par les amateurs de parfums composés, au bouquet inhabituel et équivoque, et en même temps curieusement familier - mais aussi, pourquoi pas, qui pourrait plaire tout autant à ceux en manque d'une certaine richesse de saveurs de la langue à déguster, aujourd'hui malheureusement en déperdition, et que celle de Huysman, absolument magnifique, saurait à mon avis parfaitement combler !


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