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Critique de hoteldelaplage


Il arrive parfois, devant certains tableaux cubistes, de se demander ce qui a bien pu passer par la tête du peintre pour décider un jour que la représentation figurative méticuleuse ne suffisait pas. Une réponse classique à cette question est que, las de répéter des formes connues à coups de touches nettes et précises, ce même peintre, trop virtuose pour se contenter de refaire ce qui a déjà été si bien exécuté avant lui, a décidé de concevoir son art autrement. Changer d'angle, proposer sur une même toile des perspectives contraires, devient ainsi une expérience artistique nouvelle par laquelle l'observateur découvre une oeuvre étrange, déconcertante, voire difficile d'accès : le personnage qui se présente en peinture paraît impossible, et l'oeil doit produire un effort de concentration supplémentaire pour que se dégage petit à petit une impression d'harmonie. Passée la confusion du premier regard, force est alors de constater le génie de l'artiste qui a su ainsi bouleverser les méthodes pour aboutir à un ensemble beaucoup plus cohérent et complexe qu'il n'y paraissait d'abord.

Dans une certaine mesure, Les ailes de la colombe sont à la littérature ce que sont Les demoiselles d'Avignon à la peinture : une apothéose, un point d'orgue de l'expérience moderne. Henry James, parti, dans sa carrière d'écrivain, de modèles romanesques balisés voire rebattus dans le troisième tiers du XIXème siècle (Roderick Hudson, Washington Square), s'attaque au tournant du XXème à un travail nouveau. Ses trois derniers grands romans reprennent les thèmes qui lui sont chers (les rapports entre Ancien et Nouveau Mondes, l'argent, l'art, la manipulation...) ; cependant, il s'y attache non plus seulement à raconter les événements d'une intrigue amoureuse vermoulue par l'ambition de personnages avides, mais bel et bien à montrer comment c'est par ce que ces personnages se représentent, par ce qu'ils croient avoir deviné, ou par les intentions qu'ils prêtent aux autres personnages, que l'intrigue avance. Il s'agit pour James de montrer que la construction de l'intrigue est elle-même une intrigue en soi. Là où, dans Portrait de femme ou même dans Les dépouilles de Poynton plus tard, il accordait encore à son narrateur une fonction de médiateur entre l'intrigue et le lecteur relativement assumée, à partir de Les ailes de la colombe puis encore dans Les ambassadeurs et La coupe d'or, tout ou presque n'est plus question que de point de vue et de focalisation. C'est donc au lecteur que revient, comme devant un Braque ou un Picasso, le soin de reconstituer la vue d'ensemble d'une intrigue qui peut sembler très simple lorsqu'on la résume, mais qui ne se dessine qu'à travers la brume épaisse des perceptions et des tentatives d'interprétation des personnages par lesquels on la découvre.

C'est donc au prix d'efforts intenses que l'on suit les interactions de quelques individus tous plus fascinants les uns que les autres : la prodigieuse Kate Croy, jeune femme célibataire issue d'une branche désargentée de la gentry, à la beauté sèche et à l'intelligence supérieure ; Merton Densher, son amant secret, un roturier auquel on ne connaît pas d'autre attache que son emploi de journaliste ; Maud Lowder, la richissime tante de Kate qui a recueilli la jeune femme et nourrit pour elle l'ambition d'un mariage à la hauteur de son panache ; Lord Mark, un aristocrate qui incarne de manière prototypique le flegme anglais et se sert du prestige de cette couverture pour dissimuler sa soif de richesse. Au milieu de cette faune anglaise vert forêt apparaît un beau jour Milly Theale, une jeune New Yorkaise orpheline et riche à millions qui débarque à Londres et devient aussitôt la coqueluche de la société suscitée. Son teint diaphane, sa majestueuse pureté ajoutent à son aura presque surnaturelle, et c'est autour d'elle que vont graviter les sentiments et les ambitions indicibles des uns et des autres. de Londres à Venise en passant par le Tyrol, c'est toute une éducation européenne qui attend Milly, chaperonnée par son amie bostonienne Susan Stringham. le Vieux Continent se dessine sous la plume de James comme un territoire étrange et dangereux où, sous le vernis craquelé des codes sociaux ancestraux et la dorure fanée des splendeurs vénitiennes, se tapissent les machinations les plus banales et les appétits les plus féroces. Les personnages, en apparence pétris de civilisation, ne font plus figure que de bêtes sauvages qui ne sont pas à un sacrifice près pour arriver à leurs fins.

Les ailes de la colombe est un magnifique roman, ample, qui prend son temps, et dans lequel s'expriment au superlatif le style de James, l'acuité de son regard et son talent pour contrôler les effets. C'est un voyage littéraire difficile, qui requiert probablement déjà une certaine expérience de lecteur pour procurer autant de plaisir qu'il exige d'attention et de concentration, mais c'est au-delà de cela un chef d'oeuvre absolu dans lequel s'enchaînent presque sans discontinuer des pages à la splendeur unique et mystérieuse. Je parlais d'apothéose littéraire en préambule : c'est exactement ce qu'il est pour moi.
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