"Le graveur ne passe ni par les mots ni par les couleurs , qui ne sont pour lui que fioritures..
Il laisse son empreinte sur l'esprit d'une maniére plus subreptice . Mais aussi plus directe .
Le sillon qu'il creuse dans la planche lui fraye un chemin sans détour vers l'œil, qui est la porte de l'âme.
Un sentier qui se faufile tout droit jusqu'aux recoins les plus intimes de l'être .
Là où se terre le Démon. ...."
Ce n’est pas dans ce que tu regardes que réside la magie de ce que je viens de graver. Mais dans la perception que tu en as et qui est elle-même illusoire car cette rose n’a d’autre âme que la tienne.
Léa préfère le burin, la poigne qu'il exige. L'encre plutôt que les artifices des pigments et des vernis. Et qu'il n'est pas nécessaire d'étaler partout. Le peintre doit recouvrir son panneau jusque dans les moindres recoins, en cacher le bois nu. Alors que le graveur, lui, n'est point esclave du plan qu'il travaille. Il peut y laisser des blancs, des non-dits.
Des aires de liberté.
— Bien des artistes emploient la luminosité que procure le blanc de la feuille, avait dit Ménassé. Mais celui-ci en retire de la profondeur. Il y puise du mystère.
Il avait doucement reposé le dessin, l'air songeur. Puis il avait ajouté :
— Sur cette esquisse, il tente d'atteindre ton âme par d'adroits coups de mine. Mais dans les blancs qu'il laisse, c'est la sienne qu'il te montre.
Un noble appauvri s'attire peu de bonnes grâces.
Angel n'escompte point de son art qu'il représente le réel.Mais qu'il l'en délivre.
Ménassé ignore comment faire face à un tel fléau. Torquemada est issu d'une lignée différente des chevaliers et des seigneurs avec qui il a toujours su s'arranger. Sous la tunique de ce prêcheur se cache un tyran d'une nouveau genre. Monarque sans couronne, il est le maître d'un empire sordide régi par des greffiers et des clercs.
Ménassé possède une immense bibliothèque dont il consulte souvent les ouvrages. Mais c'est à l'étage des gravures qu'il médite le mieux, scrutant les lignes noires tracées par le stylet, puis estampées avec force sur la feuille. Il a toujours été envoûté par ces impressions à l'encre, un peu crues, parfois brutales. Elles lui semblent dotées de pouvoirs mystérieux. D'une énergie secrète qui, libérée des signes, surpasse celle de l'écrit.
Torquemada, qui méprise aussi bien les courtisans de Madrid que les évêques de Rome, voue une haine acerbe aux artistes que ceux-ci protègent. Les images de Dieu qu'il voit sur les fresques des basiliques et des palais l'exaspèrent. Elles puent la vanité, faisant étal de la magnificence de leurs commanditaires plutôt que de celle du Seigneur.
Oublieux des spectateurs qui l'observent avec stupéfaction, l'étranger scrute intensément les lignes du cheval, les infimes coups de pinceau qui évoquent le bombement de la croupe, tissent le filet ténu de la crinière, marquent la saillie des muscles sans toutefois rompre la pâleur éblouissante de l'animal. Ces traits fins, presque invisibles, lui rappellent les hachures discrètes que tracent les graveurs à même le cuivre pour accentuer la luminosité, donner de la profondeur, adoucir les contours. Rendre la vie.